Eminent juriste, docteur honoris causa de l’université de Genève, observateur après avoir été témoin attentionné et acteur de la révolution tunisienne; Yadh Ben Achour titulaire d’une chaire au Collège de France, l’une des plus hautes distinctions de l’enseignement supérieur français, fut invité à y prononcer le 4 novembre 2021 une leçon inaugurale sur « La Révolution, une espérance ». En voici quelques extraits.
Tout d’abord, Yadh Ben Achour pose la question de la Révolution française pour modèle unique.
« La révolution n’est pas un concept figé et ne peut pas l’être. Il n’y a pas une définition de la révolution.
C’est un point très important. Il y a des historiens qui, en prenant l’exemple des grands récits révolutionnaires, notamment la Révolution française, prennent un modèle à partir duquel il ne peut plus y avoir de révolutions. Car cette révolution remet en cause la structure sociale, la constitution, le régime politique. Ainsi, l’ère des révolutions s’arrêterait donc avec les grandes révolutions européennes : la Glorious revolution anglaise, la Révolution française. »
A titre d’exemple, soutient Yadh Ben Achour « l’Afrique a connu l’une des plus grandioses révolutions dans l’histoire du monde, celle de Nelson Mandela. Elle est à la fois politique, culturelle, sociale et raciale, mais ne figure pourtant pas dans le répertoire des révolutions parce qu’elle ne rentre pas dans les critères classiques de la théorie des révolutions ».
Le printemps arabe : une simple révolution politique
Revenant au Printemps arabe, le petit-fils du grand exégète du Coran, cheikh Mohammed Taher Ben Achour, considère que ce qui s’est passé dans le monde arabe « ce sont des révolutions politiques qui ne remettent pas en cause les grandes valeurs. Si l’on s’en tient au concept restrictif de révolution du type Révolution française ou révolution communiste, on écarte complètement de notre champ de vision ces grandes révolutions qui ne touchent pas aux structures sociales de base comme les ordres, la noblesse, l’Eglise dans le cas de la Révolution française ».
« La Tunisie vit des moments compliqués »
Or, poursuit le conférencier, « la Tunisie occupe ici une place particulière, car on considère que la révolution tunisienne est celle qui a le mieux réussi. Aujourd’hui, la Tunisie vit des moments compliqués: le 25 juillet 2021, le Président Kaïs Saïed a évoqué un péril imminent pour congédier le premier ministre et reprendre en main le pouvoir judiciaire. Le 22 septembre, il a pris un décret prolongeant ces décisions et accroissant ses prérogatives ».
Par conséquent, analyse l’intellectuel et juriste tunisien, « il s’agit d’un coup d’Etat contre la Constitution, et en disant cela, je fais une analyse juridique. L’appréciation politique est un autre problème.
Sur le plan juridique proprement dit, le Président a mis en application l’article 80 de la Constitution de 2014: il permet de sauver les institutions de l’Etat d’un péril imminent. Des conditions strictes sont posées: premièrement, le Parlement doit être maintenu en état de session permanente; deuxièmement, il faut l’intervention du Conseil constitutionnel pour savoir s’il faut maintenir ou annuler la mise en application de l’article. Toutes ces conditions ont été violées: le premier ministre a été renvoyé, le Parlement a été de facto dissout… Et tout cela a été confirmé le 22 septembre ».
Et Yadh Ben Achour de poursuivre: « Ce qui interroge, c’est que lorsque Kaïs Saïed a effectué ce coup d’Etat constitutionnel en juillet dernier, il y avait un contexte, celui de manifestations contre la crise sociale et sanitaire. Finalement, quand il a pris ces mesures cet été, il a été applaudi par au moins une partie de la population ».
C’était un cirque
Toutefois, admet le conférencier dans sa leçon inaugurale au Collège de France « politiquement, en effet, le régime devenait ingérable. Ce n’est pas la Constitution qui est responsable de tout cela, mais la mise en pratique de cette dernière par les partis, les coalitions, etc. C’était vraiment le chaos, un cirque ».
Légitimité et légalité
Et d’expliquer: « L’Assemblée des représentants du peuple n’était plus une Assemblée législatrice qui vote les lois. Elle allait emporter le pays vers une catastrophe annoncée. Donc peut-être que le redressement s’imposait politiquement. Mais même de ce point de vue, on aurait pu faire autrement, ne pas violer la Constitution aussi franchement. Ce que je conteste, c’est cette séparation entre l’idée de légitimité et l’idée de légalité ».
Enfin, « je ne peux pas souscrire à une légitimité populaire en dehors de la légalité », concluait-il.