La Tunisie est, en cette fin d’année 2021, à la croisée des chemins. La crise que connaissait déjà notre pays avant la Covid, fruit d’une décennie d’incurie et de destruction massive de l’Etat et de ses institutions, s’est aggravée avec la pandémie au point de menacer la stabilité et l’avenir du pays.
Les besoins de financement pour boucler le budget 2021 et couvrir le budget 2022 atteindront des niveaux ahurissants.Il faut être conscient que même en cas d’accord, indispensable, avec le FMI, celui-ci demandera du temps et les décaissements seront parcimonieux.
Le recours aux marchés internationaux, bien que facilité par un tel accord, serait également très laborieux et très coûteux, compte tenu de notre notation. A court terme, seuls des appuis bilatéraux ponctuels permettront de retarder les échéances, sans pour autant nous redonner un minimum de marge de manœuvre pour la relance.
Ces besoins de financement ne pourront être assurés sans une sollicitation significative du marché intérieur (38% de 21 milliards de dinars pour 2021 selon la loi de finances rectificative, mais ce sera sans doute plus, de même pour 2022), ce qui posera la question de la fuite en avant par un recours excessif à « la planche à billet ». Outre le risque inflationniste supposé, un tel asséchement des liquidités se fera assurément au détriment du financement des entreprises.
Pourtant, cette mauvaise solution est inéluctable. La question, c’est de savoir comment en limiter les dégâts.
Cela passe à notre avis par l’établissement d’une relation structurée à travers un contrat cadre entre le gouvernement et la BCT comprenant les principales mesures suivantes réparties en deux volets : financement du budget et financement des entreprises.
Volet I du contrat cadre gouvernement – BCT : Le financement du budget
1-La BCT contribueraient au financement du budget à travers tous les mécanismes possibles, y compris le financement direct, mais de manière plafonnée et dégressive en 2021, 2022 et 2023. En contrepartie, le gouvernement s’engagerait sur des mesures concrètes et chiffrées de réduction des dépenses publiques.
Les décaissements étant liés à la réalisation effective de ces engagements. Sachant que l’interdiction de financer directement le budget, énoncée dans l’article 10 des statuts de la BCT, pourra être outrepassée, comme en 2020 où elle avait fait l’objet d’une loi votée à cet effet. En outre, l’indépendance de la Banque centrale n’est nullement contradictoire avec l’impérative coordination des politiques économiques et monétaires. Le statut de la BCT stipule, dans son article 7, que « la
BCT œuvre pour une coordination optimale entre la politique monétaire et la politique économique de l’Etat ».
Certes, le risque, réel, de dérapage explique les réticences formulées, à juste titre, par la BCT. Et c’est précisément pour mettre les garde-fous nécessaires face à ce risque et pour éviter un conflit de dernière minute, comme en 2020, entre le gouvernement et la BCT, que nous proposons ce contrat cadre.
Sachant qu’à la fin, la BCT a été et sera obligée, à défaut d’autres solutions, de financer le budget. Alors, autant que cela soit fait d’une manière structurée. Ce volet I du contrat cadre devra être suivi d’un volet II relatif au financement des entreprises :
Volet II du contrat cadre gouvernement- BCT : Financement des entreprises
2-Rachat par la BCT des créances des entreprises publiques et privées auprès de l’Etat, pour une enveloppe pouvant aller jusqu’à 6 milliards de dinars de manière strictement conditionnée à la concrétisation effective des plans de restructuration à établir au préalable.
3-Mobilisation d’une ligne de crédit pour le financement du développement et de la restructuration financière des PME d’un montant de 3 milliards de dinars financée par les bailleurs de fonds, l’Etat prenant en charge la moitié du coût de risque de change (soit près de 3,5% pour un coût budgétaire de l’ordre de 100 MD). En contrepartie de conditionnalités bien définies, dont la création d’une cellule PME étoffée dans chaque banque, l’adoption d’un mode de gouvernance spécifique de la ligne et la mobilisation massive d’expertises financières et de coaching au profit des entreprises.
Une convention à signer entre l’Etat, la BCT, les banques et les bailleurs de fonds fixerait les conditions d’éligibilité et de fonctionnement de cette ligne. Ce deuxième volet relatif au financement des PME est d’autant plus important que l’accès aux financements demeure pour les PME un problème majeur.
Or, le marché seul ne finance pas correctement les PME, et encore moins leur restructuration financière, d’où les mécanismes publics incitatifs et réglementaires mis en place dans la plupart des pays pour corriger ces « failles du marché ».
A défaut de tels mécanismes, le financement des PME sera fortement contraint. C’est le cas en Tunisie qui a été classée au 109ème rang par le rapport Davos 2019 en matière de financement des PME.
Un récent article intitulé « Le bazooka de la BCE, l’arme de sauvetage massif » indique : « Les banques centrales ont sauvé l’économie mondiale d’une crise économique majeure, même si leurs interventions sont insuffisantes et que c’est aux Etats de prendre le relai ».
En Tunisie, l’Etat prendrait le relai à travers un véritable Pacte national de sauvetage, dont cet accord cadre gouvernement – BCT constituerait une composante fondamentale. Le Pacte national de sauvetage serait la synthèse d’une vingtaine de pactes sectoriels. Il traduirait l’engagement des parties prenantes dans le cadre d’une « République contractuelle », seule à même de garantir l’adhésion.
L’Etat s’engagerait sur la mise en œuvre des mesures horizontales et sectorielles spécifiques pour la relance des secteurs productifs. Les partenaires sociaux s’engageraient sur la réalisation d’objectifs d’emploi, d’investissement, d’exportation, d’innovation et de RSE.
Cette notion de Pacte est d’ailleurs devenue une préconisation du FMI. Elle s’impose car, à lui seul, aucun gouvernement ne pourra mettre en oeuvre de telles politiques sans les faire porter par l’ensemble des parties prenantes, pouvoirs publics et partenaires sociaux (UGTT, UTICA, UTAP…), à travers ce mode opératoire participatif. Cette notion s’impose également du fait que la politique économique ne se limite pas à quelques mesures macroéconomiques, qui, en tout état de cause, ne suffiront pas à relancer la croissance ; elle comporte également un grand nombre d’instruments de politiques sectoriels fins et spécifiques.
Les secteurs productifs ayant une connaissance précise des goulots d’étranglement qui les entravent. Chacun d’entre eux a identifié une série de mesures concrètes qui pourraient les débloquer. La somme comprenant des centaines de mesures de relance à engager.
Les contours d’un tel pacte sont établis, des projets de pactes sectoriels, constitutifs du pacte national, sont rédigés. Leur finalisation et leur mise en oeuvre impliqueraient la mise en place d’une concertation entre pouvoirs publics et partenaires sociaux, qui insufflerait, dès son démarrage, la dynamique recherchée.
A noter que le Pacte sera autofinancé, le coût des mesures proposées étant compensé par les effets induits en termes de croissance et d’inclusion de l’informel.
Ses conditions de réussite sont tributaires d’une gouvernance exceptionnelle à travers des « task force » de pilotage impliquant les parties prenantes ainsi que la définition précise des responsabilités et des calendriers.
Car aujourd’hui, le risque est grand de perpétuer l’erreur majeure de politique économique commise durant ces dernières années : laisser les contraintes budgétaires, certes très fortes, prendre le pas sur l’impératif de relance économique et de ce fait, rentrer dans un cercle vicieux puisque l’amélioration des comptes publics est tributaire de la relance.
L’idée répandue étant qu’on ne peut pas faire de relance budgétaire par manque d’argent ni de relance monétaire par crainte de l’inflation. Cette idée est fausse : il est possible de faire de la relance à coût budgétaire faible et à impact inflationniste modéré en remplaçant le « quoiqu’il en coûte » budgétaire (dont nous n’avons pas les moyens) et monétaire (même si là, il y a des marges inexploitées) par un « quoiqu’il en coûte » en termes de variété d’instruments de politique économique et monétaire adaptés aux secteurs. Nous n’avons pas d’autre choix que de remplacer l’argent par de l’intelligence de situation et par une gestion proche des secteurs et des entreprises.
Ce qui me révolte, c’est de voir nos entreprises, nos emplois s’évaporer, tandis que notre pays est pris en étau ces dernières années entre paralysie des politiques économiques et orthodoxie monétariste.
Tout est prétexte au statuquo, les quelques mesures décidées (aides et crédits « Covid » …) étaient très peu significatives et très peu mises en œuvre de façon effective, alors que quand il y a crise, tous les pays innovent des politiques économiques et monétaires « out of the box ».
Tous les plans de relance au niveau international intègrent, de manière explicite et implicite, à côté du volet dépenses budgétaires massives, un volet politique monétaire déterminant. La FED, la BCE … ont pratiqué le “quantitative easing ” injectant, à très grande échelle, de l’argent dans l’économie pour relancer la croissance.
Certes, notre pays ne peut pas apporter des appuis de même ampleur. Néanmoins, il est impératif d’agir rapidement et efficacement, toutes proportions gardées, et compte tenu de nos marges de manoeuvre. Et si sur le plan budgétaire ces marges sont faibles, elles sont significatives sur les plans des politiques monétaires et sectorielles.
Faute d’une telle action vigoureuse, la variable d’ajustement sera l’explosion du chômage et de la précarité, déjà enregistrée. En effet, au 3ème trimestre 2021, le nombre de chômeurs a atteint 762 500 (18,4%) contre 630 000 en 2019 (15%) et 460 000 en 2010 (13%). Donc, en 10 ans, nous enregistrons plus de 300 000 chômeurs supplémentaires, soit une hausse de 65%, cela est intenable. Surtout que nous avons affaire à un type de chômage encore très peu connu en Tunisie, celui qui concerne les personnes ayant perdu un emploi stable.
En outre, le baromètre EY d’octobre 2021 indique que, si la conjoncture devait rester ce qu’elle est, 63% des chefs d’entreprise estiment que leurs activités seraient menacées sur un horizon inférieur à 2 ans. Ce taux était de 25% trois années auparavant.
En conclusion, la Tunisie n’a plus droit à l’erreur, ni à la vaine poursuite des fausses pistes de pseudo grandes réformes ayant causé beaucoup de mal à notre pays, qui peut et doit s’en sortir.
Les solutions existent, encore faudrait-il mobiliser toutes les énergies pour les mettre en oeuvre et il est certain que si la Tunisie se présentait en rangs serrés, gouvernement, BCT et organisations nationales, sur la base de pactes conjoints, cela constituerait le choc de confiance recherché qui s’imposera tant sur le plan national que sur le plan international.