On ignorait qu’en plus des compétences multiples du chef de l’État qui cumule désormais tous les pouvoirs, figurait celle dévolue jusqu’à présent aux seules commissions spécialisées de terminologie et de néologie de l’économie et des finances. Pourtant, ces deux domaines de connaissances viennent d’être illuminés, grâce à la seule fulgurance de la pensée présidentielle. Et ce, par un nouvel indicateur du développement économique et social sur le bonheur.
Il nous incombe de la sorte de faciliter la compréhension d’une notion tout à fait originale, totalement inconnue du public, concernant le bonheur. Dans la mesure où elle n’est attestée dans aucun dictionnaire et ne figure dans aucun lexique. Et ce, afin de la recommander aux professionnels et au public qui pourront trouver avantage à l’employer.
En effet, jusqu’à présent, l’expression consacrée de Produit Intérieur Brut, plus généralement exprimée par son abréviation de PIB, est fréquemment employée dans le domaine économique et financier. Et ce, comme indicateur permettant de mesurer, selon différentes approches, les richesses créées dans un État au cours d’une période donnée. Aussi précise qu’elle puisse être pour un pays, cette locution ne reflète toutefois que la richesse des habitants en général. Faisant comme s’ils représentaient tous des groupes d’individus d’une même classe. Lesquels seraient réunis par d’identiques devoirs et des aspirations communes; sans disparités criantes, partageant équitablement des richesses de tous ordres.
Or, aujourd’hui, non seulement la planète offre de plus en plus le spectacle d’un développement inégal; mais le développement économique interne d’un pays est lui-même souvent disproportionné. Une situation aux implications multiples, que ce soit sur l’accès des populations aux services publics et aux biens environnementaux, que sur leur sécurité alimentaire, leur espérance de vie, comme sur leur éducation et leur culture. En un mot sur leur BONHEUR.
Il en résulte que la question reste entière quant à savoir quels sont les facteurs affectant la qualité de vie. Au-delà des domaines typiques des études économiques, tels que le revenu et la production des richesses. Et ce, si on s’en tient au strict verdict du PIB, le problème essentiel de la justice sociale, de l’égalité de traitement des individus et des groupes humains aux différentes échelles de l’espace terrestre comme de l’étendue d’un territoire donné.
Effectivement, les situations absolues de pauvreté, autant que celles qui sont relatives à la richesse légitime ou à la fortune acquise par différents moyens illégaux, ne se définissent pas aisément par la seule référence à la valeur totale de la production de la richesse annuelle.
Repérables par les outils classiques de l’économie et de la finance, les inégalités à l’intérieur d’un territoire national ne peuvent par conséquent s’ériger en principe général.
Dans ces conditions, l’analyse des inégalités entre riches et pauvres, comprise de tous et implantée depuis longtemps dans l’usage du Produit Intérieur Brut (PIB) qu’on rapporte à la population, constitue-t-elle pour un pays une référence qui ne reflète pas forcément le bien-vivre de ses habitants? Sachant qu’elle ne prend en compte ni l’usure des ressources non renouvelables, ni le désagrément associé à un environnement dégradé. Et ce, au même titre que la note souveraine jugée à l’occasion parfaitement arbitraire et anxiogène pour tout pays mal gouverné et engagé sur la voie de la lutte contre la pauvreté.
Alors au diable le PIB ! Place au BIB, le Bonheur Intérieur Brut ! Un enjeu majeur pour une autre lecture de la répartition des richesses, plus conforme à la réalité. A fortiori lorsqu’il s’agit d’élucider l’insoutenable paradoxe de l’existence d’un « État pauvre dans un pays riche ».
J’ai bien peur que les critiques formulées à l’encontre du calcul du PIB soient encore plus accentuées dès qu’il s’agit d’évaluer le degré de bonheur partagé par un peuple donné dans un pays donné. Mais d’abord qu’est-ce que le bonheur? Et quel itinéraire prendre pour accéder à cette aspiration légitime qui ferait agir les humains et serait le moteur de la civilisation?
Ce désir de bonheur fut longtemps l’apanage exclusif des philosophes et des théologiens. Ainsi, ils spéculaient et proposaient des règles en vue d’accéder au bonheur: individuel ou collectif, bonheur terrestre ou promesse pour l’au-delà.
Ce n’est qu’à partir du XIXème siècle que la question du bonheur est entrée dans le domaine des sciences sociales. D’abord en psychiatrie, où l’angoisse et la dépression étaient devenues un sujet de préoccupation majeure. Puis, depuis 1950 environ, dans les sciences sociales.
De plus, chaque époque identifie ses propres sources de souffrance et de félicité. Les dernières décennies avaient, en dépit des immenses avancées technologiques, largement relativisé un terme à l’assurance triomphante, par la promesse d’une croissance économique infinie devenue une loi du développement humain et que traduit bien le slogan du « Toujours plus ! » dans lequel baignent nos mentalités générales.
Or, cette croissance s’est avérée impossible à réaliser dans un monde fini. Et il faudrait près de trois planètes s’il était permis à chacun sur Terre de disposer aujourd’hui du revenu par tête d’habitant d’un pays avancé. Le bonheur n’est plus alors une espérance légitime ni garantie. Mais « ce qui arrive en bien, sans que l’on puisse en contrôler la venue ».
Au-delà, les pures élucubrations de Kaïs Saïed, exprimées sur le mode proprement définitif, péremptoire et somme toute assez surprenant, laissant interloqués une cheffe de gouvernement et deux ministres peu enclins à la théorie de l’enchantement, car habitués à débattre des choses les plus terre à terre.
Il s’agit maintenant de comprendre quels moyens seraient mis en œuvre pour accéder à ce BIB dans un pays qui accuse un déficit budgétaire structurel et abyssal de plus de 7 milliards de dollars et qui, exprimés en Dinar Tunisien, nous donnerait le tournis.
La démesure d’une politique budgétaire erratique, poursuivie depuis dix ans, alourdie par une augmentation de la dépense publique au prix d’un endettement extérieur colossal, préfigurent la ruine du pays et acculent un État souverain rongé par la dette à aller démarcher humblement auprès du FMI et de la Banque Mondiale les moyens de sa survie.
Afin d’éviter la perspective affreuse d’une misère absolue, on finit par accepter, le cœur gros, d’ajuster plus sérieusement la politique économique inlassablement exigée par les bailleurs de fonds. Et ce, même au prix d’un mécontentement social si longtemps redouté. Un certain nombre de prérogatives régaliennes, destinées à équilibrer le budget, consistent principalement à tailler dans les dépenses et relèvent plutôt du geste de bonne volonté que d’une restructuration proprement dite: gel des salaires et des recrutements; encouragement pour les départs anticipés à la retraite; hausse des factures d’électricité, de gaz et du prix des carburants à la pompe; cessation progressive de subventionner les prix des produits de base; récupération de ressources fiscales aujourd’hui amputées de moitié par la fraude; en plus d’une très probable dévaluation du dinar et l’explosion du taux d’inflation qui ira avec.
En matière de financement extérieur, considéré comme positif sur la croissance, la persistance des cadres réglementaires, de la bureaucratie et de la corruption contribuera massivement aux difficultés d’accès aux capitaux et aux investissements étrangers.
Enfin, pour s’assurer que les actes sont conformes aux intentions données, le FMI, la BM et les autorités américaines exigent que tout plan de relance fasse l’objet du plus large consensus pragmatique entre le gouvernement, les partenaires sociaux et les organisations de la société civile.
Reste à savoir comment opposer aujourd’hui à une Tunisie du dissentiment une Tunisie du consentement et d’acceptation de la règle commune? Autrement dit comment réussir à faire admettre à tous- de l’Homme perdu au fond d’une campagne et astreint à un travail pénible et peu gratifiant jusqu’au plus fortuné dont l’existence se résume en un hédonisme au quotidien et en un consumérisme débridé; de celui qui lutte pour la survie à celui qui jouit d’une euphorie perpétuelle- la nécessité des mesures drastiques et urgentes qui pérennisent une communauté, tout en contribuant à faire face à la crise économique?
C’est que dans le présent contexte politique, celui de l’État d’exception, on voit mal comment le consensus pourrait se construire. Depuis 2011, c’est en termes de ruptures, de divisions et de conflits ouverts que nous avons pris le pli d’écrire l’histoire.
N’avions-nous pas invoqué souvent le concept de guerre civile pour désigner cette fureur verbale qui s’est emparée de la scène politique et des réseaux sociaux? Et qui n’arrête pas d’imposer une dramatisation théâtrale de ses dissentiments?
Pour atteindre le bonheur, il faut un apprentissage. En dépit des mauvaises nouvelles et de l’avenir incertain d’une société profondément déstabilisée. Et ce, non seulement par l’amplification de pratiques douteuses; mais aussi par la montée du chômage, l’appauvrissement et la baisse du niveau de vie, l’affaiblissement des modes de régulation et de l’autorité de l’État dans plusieurs secteurs, la survivance des anciens privilèges et l’apparition de nouvelles inégalités.
Kaïs Saïed, en théoricien du BIB, est sans doute le mieux placé pour susciter en nous des émotions agréables; malgré les vicissitudes du temps. Comme l’entrainement à regarder, malgré tout, les choses de manière positive et à comprendre ce qui génère de la satisfaction. Car en sa qualité de démagogue impuissant à la tête d’un État à la dérive, ce qu’il voulait surtout rappeler à tous les pauvres, les frustrés, les laissés-pour-compte, les marginaux, les asociaux, les chômeurs, les mal-payés, les handicapés, les personnes âgées et les ratés, qui n’ont aucune probabilité de se relever sans l’aide d’autrui, qui vivent au jour le jour, et dans l’attente continuelle de lendemains meilleurs, mais aspirent tous d’accéder un jour à un rang social élevé, c’est que l’argent ne fait pas le bonheur.
Mettre l’accent sur le bonheur comme mesure de base de la prospérité, en lieu et place de la production marchande, c’est donc en définitive véhiculer la sagesse populaire, la vox populi, cette plèbe désargentée, sans formation, sans capacités intellectuelles, sans savoir-faire technique, sans influence, sans pouvoir ni autorité. Mais néanmoins aussi réceptive à toutes les espérances, à toutes les aspirations, à toutes les illusions, que prompte au désespoir et à la révolte.
La science économique met particulièrement l’accent sur l’importance des circonstances de la vie. En particulier sur la situation de revenu et d’emploi pour atteindre le bonheur.
L’idée que l’argent rend plus heureux trouve son sens dans la théorie économique. Il s’ensuit que l’on peut améliorer son bonheur en obtenant plus d’argent. Et que les mesures de politique publique visant à augmenter le revenu de la société dans son ensemble augmenteront le bien-être.
Or, les événements de la vie tels que le mariage, le divorce et un handicap, le licenciement, la faillite, ou une maladie grave ont des effets durables sur le bonheur. Contrairement à la théorie économique, force est d’admettre que plus d’argent ne rend pas les gens plus heureux, mais cela aide à faire des courses.