Question légitime : est-il encore permis de rêver en l’an XI de la révolution de Décembre-Janvier et sur une tout autre échelle de lecture, en l’an II de la révolution du 25 juillet 2021?
Et pourtant, on voudrait, du plus profond de nous-mêmes, que l’année 2022 soit la meilleure possible. Qu’elle puisse effacer de nos cœurs tout ce que nous avons enduré et subi. Toutes les exactions, les maltraitances, les frustrations, tous les vols et les viols institutionnalisés dont sont victimes notre économie, notre culture, notre histoire et jusqu’à notre avenir.
Onze années pour rien. Qui ont brisé notre dynamique de développement et d’émergence, fracturé la société, nous ont fait perdre notre rang, beaucoup de notre souveraineté et de notre dignité. Qui ont plongé le pays dans les ténèbres de la paupérisation, de la pauvreté, de la misère sous toutes ses formes : humaine, intellectuelle, institutionnelle, politique et sociale.
Le 14 janvier 2011, on s’est hissé, dans un vaste élan populaire, sur le toit du monde. On a touché le graal d’un inaliénable désir, d’une profonde quête de liberté et de démocratie. On s’imaginait qu’on allait de ce fait stimuler, accélérer notre marche vers la maturité économique, améliorer et pérenniser notre modèle social et on a vite fait de déchanter.
La désillusion était totale. La révolution a déraillé. Elle a été confisquée, victime qu’elle était d’une conspiration et d’un complot permanents par les adeptes d’une idéologie dont on se serait bien passé. Une idéologie aux antipodes d’un État civil, moderne, d’une société ouverte au progrès, à la diversité, attachée aux valeurs républicaines de liberté et de démocratie. Une idéologie incarnée et portée par un parti aux relents despotiques, au seul but de servir son dessein politique : islamiser la modernité, quand toutes les forces vives de la nation ambitionnent de moderniser l’islam. Le décor était dès lors planté. Le choc de culture et l’affrontement étaient, dans ces conditions, inévitables.
Plus grave encore : le déclin industriel, le décrochage économique, le dépérissement des entreprises publiques, la déstructuration de l’État, les déficits budgétaire et commercial, l’explosion de la dette, la plongée du dinar, l’inflation et le chômage étaient inscrits dans les tables d’une idéologie dont on découvre au final qu’elle se situe à la lisière de l’économie informelle qu’elle alimente et dont elle se nourrit.
« Et pourtant, on voudrait, du plus profond de nous-mêmes, que l’année 2022 soit la meilleure possible »
L’espoir renaît le 25 juillet 2021. Le président Kaïs Saïed a courageusement pris ses responsabilités, que lui dictent d’ailleurs ses obligations constitutionnelles. Il a mis fin au règne de l’islam politique, qui a mis le pays en coupe réglée.
Et s’est rendu coupable sur la fin, par gouvernement Mechichi interposé, d’une effroyable hécatombe humaine. Plus de 25000 décès en un rien de temps, provoqués par la pandémie de Covid-19 qu’on voyait venir, sans rien entreprendre qui puisse l’endiguer. Quasiment des meurtres sur ordonnance gouvernementale, faute de vaccin, d’oxygène, de lits de réanimation et de soins. Nos hôpitaux, en bien mauvais état, menaçaient d’effondrement et le personnel médical était au bord de la rupture. Que n’a-t-on souffert ! Des images insoutenables de morts qui nous poursuivront pendant longtemps. Une déchirure dont on n’a pas fini de subir les séquelles et le traumatisme.
Sitôt aux commandes, investi de tous les pouvoirs, le chef de l’État est parti en guerre contre le virus, mettant ainsi fin à l’apocalypse. Ses décisions ultérieures, qui s’inscrivent dans le droit fil de l’article 80 de la Constitution, ne furent pas toujours tout aussi convaincantes. La révolution, c’était lui. Il s’est arrogé tous les droits, concentrant entre ses mains tous les pouvoirs, sans aucune voie de recours institutionnelle, mais sans qu’on lui soupçonne une quelconque propension autoritaire. Ce qui, du reste, ne l’exempt pas de reproches.
« Le chef de l’État est parti en guerre contre le virus, mettant ainsi fin à l’apocalypse. Ses décisions ultérieures, qui s’inscrivent dans le droit fil de l’article 80 de la Constitution, ne furent pas toujours tout aussi convaincantes »
Il a fait perdre au pays beaucoup de temps – et donc d’opportunités de rebond – avant de désigner la cheffe du gouvernement et l’ensemble de l’équipe ministérielle. Il a vite fait d’élargir le cercle des déçus parmi ses propres sympathisants. En se murant dans une sorte d’isolement qui le met fatalement en situation d’affrontement avec les partis politiques, les organisations professionnelles et les corps constitués acquis à sa cause ou qui ne lui étaient pas hostiles.
Qui, d’évidence, s’opposent sans beaucoup de ménagement à son projet politique, si peu conventionnel, qu’il entend mettre à exécution contre vents et marées. De nouvelles fissures apparaissent et de nouveaux clivages se font jour. Le pays est plus fracturé aujourd’hui qu’il ne l’était à la veille du 25 juillet 2021. On voit monter de nouveau, dans des sphères politiques et économiques, d’inquiétants sentiments de déception et de désillusion.
Que ne parvient pas à dissiper l’ultime feuille de route présidentielle, qui n’en est pas une, puisqu’elle se limite à la simple évocation d’un échéancier aussi imprécis dans ses procédures qu’ambigu dans son contenu. Les dates sont certes chargées de rappels historiques et de symboles. Le reste, on le saura, le moment venu.
Le 1er janvier démarre une consultation nationale, au lieu et à la place d’un dialogue national proposé en vain par l’UGTT et par une constellation de formations politiques. Elle se poursuivra jusqu’au 20 mars. On saura alors ce que veut le peuple. D’augustes constitutionnalistes s’en feront les messagers. Il leur revient la charge de mettre en musique et de décliner cette demande populaire en un projet de réforme. Qui sera soumis à référendum le 25 juillet 2022.
« Le pays est plus fracturé aujourd’hui qu’il ne l’était à la veille du 25 juillet 2021 »
L’idée est louable, même si elle prête à polémique. Reste que les voies de l’enfer sont pavées de bonnes intentions. On verra, à la manière dont sera présenté le référendum et au vu de ses résultats, de quoi seront faites les élections législatives et de quel système politique elles seraient l’incarnation.
Difficile de prédire à l’aube de 2022 ce que serait la IIIe République qui pointe à l’horizon. Et ce que nous réserve le tout-puissant chef de l’État. A moins que les cartes ne soient rebattues de nouveau, contrariant ainsi le scénario et le projet présidentiels. Ce qui, du reste, paraît peu probable.
D’ici là, le pays n’est pas à l’abri de secousses de forte amplitude sur l’échelle de la contestation sociale et politique. Janvier 2022 s’annonce encore plus chaud que par le passé. La grogne populaire, exacerbée par la hausse des prix et la dégradation du service public, le tout sur fond de climat malsain, peut dégénérer à tout instant.
Le malaise social gagne du terrain avec l’annonce de la loi de finances 2022. La rigueur dont elle se pare n’est que la face apparente d’une politique d’austérité dûment
consentie, mais qui n’ose pas dire son nom, en dépit des dénégations du chef de l’État qui cherche à s’en disculper. Le gouvernement se livre non sans danger à un difficile et problématique exercice d’équilibrisme.
Il est pris entre le marteau du FMI et l’enclume de la centrale ouvrière. En prenant le risque de mécontenter la seconde, sans s’attirer les faveurs du premier. Les servitudes gouvernementales laissent peu d’espace budgétaire et de marge de manoeuvre. Le gouvernement n’a d’autres choix que de réduire le train de vie de l’État en se délestant, non sans coût financier et distorsion, d’une partie de ses effectifs, de rationaliser – simple euphémisme – les dépenses de subvention à la consommation. Et de faire le ménage dans ses entreprises publiques qui cumulent pertes, déficits et inefficacité sur ordonnance… de l’État lui-même.
« Difficile de prédire à l’aube de 2022 ce que serait la IIIe République qui pointe à l’horizon. Et ce que nous réserve le tout-puissant chef de l’État »
Janvier 2022 et les semaines qui suivront pourraient devenir le théâtre de contestations violentes en tout genre. Trop de nuages s’amoncellent pour ne pas redouter
de fortes tempêtes sociales et politiques, qui réduiraient à néant tout espoir de reprise économique.
On n’a jamais été aussi proche d’un naufrage économique, financier et moral. La paix civile, le sentiment national et ce qui reste de la cohésion sociale ne résisteront pas à de nouveaux départs d’incendie qui se profilent à l’horizon.
Le pire est à craindre. Il peut se produire si l’on persiste dans le déni de la réalité et dans le refus d’un véritable dialogue national inclusif. Pour autant, la Tunisie de 2022, même fatiguée, affaiblie, violentée et blessée, conserve suffisamment de ressources pour rebondir, pour retrouver les chemins de la vertu, de l’apaisement politique et social, d’une confiance partagée et d’une croissance durable et soutenue. Elle est capable de se réconcilier avec elle-même, avec ses problèmes, avec l’effort, le travail et avec ses propres entreprises.
Nous avons perdu beaucoup de temps, de moyens et d’énormes illusions. Nous nous sommes égarés, par la faute d’une vraie-fausse classe politique, dans les méandres de l’oisiveté, de l’endettement, de l’indiscipline, de l’incivilité et de l’insignifiance. Pour autant, dans ce pays, aux racines lointaines, il n’y a aucune fatalité à l’échec. Il a prouvé, tout au long de son histoire, qu’il est capable de sursaut face au « danger imminent». Il a survécu aux envahisseurs, aux occupations étrangères et aux mainmises intérieures.
« Le pire est à craindre. Il peut se produire si l’on persiste dans le déni de la réalité et dans le refus d’un véritable dialogue national inclusif »
Le chef de l’État, détenteur de tous les pouvoirs et plébiscité dans les sondages, a l’autorité morale pour appeler à un sursaut national afin de nous remettre dans le sens de la marche du monde qui arrive. Pour nous réenchanter de nouveau et donner tout son sens au rêve tunisien. Le choc de confiance du 25 juillet 2021 ne doit pas se transformer en 2022 en tsunami de défiance. Avec pour seule perspective une guerre larvée ou ouverte. Nous sommes à la croisée des chemins.
Onze années d’un immense gâchis, sans que tout soit perdu. L’essentiel est malgré tout préservé : l’espoir d’un avenir meilleur. Mais, au-delà de l’ardente obligation d’engager les incontournables réformes et de mettre en oeuvre des politiques publiques et sectorielles dignes de ce nom, il y a besoin et nécessité de rétablir la paix sociale, la sérénité et la confiance. Et les conditions d’un nouveau départ salvateur, d’une rapide expansion qui ne laisserait personne au bord de la route.
Faisons le rêve que s’arrête la fuite des cerveaux et des capitaux, qui représente le plus grand aveu de notre échec. Rêvons de les voir revenir en force. Et rêvons d’une nouvelle Tunisie qui serait devenue l’Eldorado et la destination privilégiée des compétences et des talents mondiaux, à force d’expansion et de prospérité. C’est moins une fiction qu’une probable réalité.