Le mot d’ordre aujourd’hui, dans le cadre de cette forme incontournable de régulation des systèmes complexes, n’est pas seulement de dépouiller l’État de la prérogative économique. Mais de débarrasser la société de toute domination.
En permettant à l’économie de se déployer en toute liberté. Sous le couvert d’un État minimal posé en simple arbitre des jeux du libre-échange. La mondialisation est aussi un changement dans l’organisation des affaires, du gouvernement et de la société.
La façon dont les pays en développement réagiraient aux forces de cette mondialisation a un effet majeur aussi bien sur leur niveau de vie que sur leurs institutions politiques et sociales. S’adapter ou mourir semble être le seul mot d’ordre et la seule alternative offerte.
En plus des changements radicaux dans la politique économique, la mondialisation implique, sur le plan international, une transformation des relations avec les autres groupements régionaux et les institutions économiques internationales. Induisant une transformation radicale du rôle de l’État national dans la société. Tel que: l’ouverture des frontières; les privatisations massives; la suppression des subventions pour les produits de première nécessité; la diminution des dépenses sociales (éducation, santé) etc.
Pour répondre aux contraintes de la globalisation, le rôle du secteur public est alors repensé. Et l’accent est mis sur le développement du secteur privé considéré comme le vecteur de la dynamique économique. Une politique active de privatisation constituerait alors l’instrument fondamental de la croissance. En permettant d’améliorer l’efficacité et la productivité des activités économiques; allégeant ainsi le fardeau administratif et financier de l’État.
Une « bonne gouvernance »
Cet élément du processus de modernisation économique, impulsée dans les systèmes périphériques afin qu’ils se rapprochent des modèles occidentaux, a conduit à remettre en cause, dans ces pays, tous les mécanismes traditionnels de régulation des demandes sociales dans lesquels l’État occupait une place primordiale. Sans qu’aient pu être pensés et mis en place des mécanismes alternatifs de régulation des relations politiques, économiques et sociales.
De même que sur le plan économique on oublie que l’application de cette politique libérale pour les pays qui veulent internationaliser leurs économies nécessite une « bonne gouvernance ». Autrement dit la mise en place d’institutions de marché fortes et crédibles. Lesquelles sont appelées à faire respecter le jeu libre du marché, comme le respect de la réglementation, la responsabilité du gouvernement. Ainsi que l’efficacité et l’impartialité du système judiciaire et bureaucratique et la lutte contre le monopole et la corruption. Des institutions de régulation qui s’assurent que les règles encouragent plutôt qu’elles n’entravent les forces compétitives du marché.
Enfin, sur le plan politique des institutions issues de procédures électives transparentes. C’est-à-dire une démocratisation de la vie politique qui manque souvent à l’appel. Comment donc arriver à approfondir le processus de démocratisation sans faire avorter le processus de libéralisation économique?
Comment consolider l’économie libérale de marché sans renier les engagements démocratiques?
Dans des économies de tradition étatique, le secteur privé a mauvaise presse. On l’accuse de parasitisme, de comportement spéculatif plus que productif, de recours à la corruption. Contrairement à un secteur public jugé plus paternaliste, plus humain. Et en patron d’entreprises il est capable d’accumuler découvert sur découvert pour sauver quelques emplois. Dans ces conditions, une politique de privatisation, avec son cortège de licenciements, s’accompagne souvent d’une certaine régression sociale, générant contestations et mécontentement.
Après l’ajustement structurel, les IFI continuent toujours de faire pression sur les pays en développement pour que ceux-ci se conforment à leur orthodoxie néo-libérale. Sans inscrire les mesures qu’ils prennent dans la réalité locale des relations entre l’État et la société.
La privatisation est inséparable de l’existence d’une classe d’entrepreneurs. Ces pays ont-ils développé le profil d’un entrepreneur, capitaine d’industrie, capable de prendre en charge la dynamique économique? Qui soit suffisamment convaincant en tant qu’agent de développement économique pour saisir l’importance de la responsabilité qui est maintenant la sienne? Capable de mettre au point de nouveaux produits, de s’ouvrir aux nouveaux marchés, de favoriser l’emploi et de promouvoir les activités de Recherche & Développement? Capable surtout d’être le garant des institutions démocratiques?
La politique de privatisation n’est-elle pas pensée et appliquée avec la même démarche bureaucratique que celle qui avait accompagné les réformes économiques précédentes?
Le marché est plus que jamais posé comme une superstructure se suffisant à elle-même pour déclencher une dynamique d’autorégulation, d’ajustement des équilibres sociaux et d’accumulation.
Pourtant le marché n’est pas partout et toujours identique à lui-même. Le marché d’un pays sous-développé n’obéit pas aux mêmes lois que le marché d’un pays avancé. De même que l’intervention de l’État dans une économie développée n’a pas la même portée méthodologique que son désengagement ou intervention dans une économie sous développée.
Dans les pays en développement, l’entreprise publique n’a pas vocation à être rentable; mais à entretenir une certaine forme d’égalité pour montrer son lien intrinsèque avec une conception exigeante de la démocratie: les biens « sociaux » doivent être accessibles à tous.
On assiste aujourd’hui à un retour pur et simple au libéralisme. Comme si la faillite du collectivisme prouvait que le libéralisme est le régime idéal ou le seul possible. C’est ce qui explique que l’on soit si réticent à remettre en question le capitalisme, les privatisations, le désengagement de l’État de l’économique et du social. De même qu’à discuter l’idée de justice dans ses rapports avec l’économie de marché.
Depuis l’amorce de la mondialisation, des tentatives institutionnelles ont été lancées pour que cette libéralisation s’accompagne d’une certaine consolidation du processus démocratique. Des lignes d’action politiques sur le plan international avaient essayé de renforcer la démocratie et le marché. Et faire en sorte que ces deux réformes évoluent de concert. Désormais un seuil minimum de liberté démocratique est exigé par la communauté internationale et relève même des accords entre certains pays et des groupement régionaux.
C’est ce qui a fait aussi que, depuis le 25 juillet, l’accent est mis sur le rétablissement de l’État de droit et le retour à des institutions démocratiques fonctionnelles.
Le problème qui se pose est que le capitalisme s’accommode de l’inégalité économique, sociale et politique. Mais pas la démocratie qui adhère à une répartition égale du pouvoir politique: un homme, une voix.
Le marché considère, de son côté, qu’il est du devoir du plus compétent économiquement d’écarter le moins compétent des affaires, donc du marché. Pour les défenseurs du capitalisme, ce système est un moindre mal, il a ses bienfaits. Car il génère la prospérité et la liberté individuelle. Mais ceci est valable dans un système où capitalisme et démocratie ont évolué la main dans la main. Qu’en est-il des pays du Sud où la solution capitaliste va rarement de pair avec la démocratie? Dans ces pays, où la démocratisation s’avère d’autant plus indispensable que les pays progressent sur la voie de la croissance économique qui développe une élite. Celle-ci désire participer au processus de prise de décision politique. Alors la cohabitation est souvent difficile et souvent l’un doit s’imposer au dépend de l’autre. D’où le dilemme démocratie/économie de marché. Que faire alors?
- Ralentir la démocratie en fermant les yeux sur l’injustice et les atteintes aux droits suscitées par la contraction du processus économique?
- Ralentir la marche vers le libéralisme de peur de susciter les mécontentements et de creuser l’écart entre les classes? Autrement dit, retourner à une structure plus autoritaire et plus centralisée dans les décisions politiques; au moment même où on prêche la liberté du marché?
- Plus d’État parce que plus de démocratie? Ou moins d’État car plus de liberté de marché?
- Faut-il raisonner en termes de coûts/bénéfices?
Voyons, pour terminer, quelques cas de figure :
Celui d’une libéralisation économique sans ouverture politique:
Le marché y jouerait un rôle de plus en plus prépondérant dans l’allocation et la mobilisation des ressources. Poussant même les entreprises d’État vers le modèle occidental de gouvernance. Privatisation, vérité des prix, démantèlement des taxes douanières qui ôtent à l’État ses instruments traditionnels de protection des prix des produits de première nécessité.
Ainsi, l’État est activement sollicité pour modérer les conséquences du marché et générer une plus équitable répartition des revenus. Et ce, davantage que ne l’aurait fait un marché livré à lui-même.
Pour rester fidèle à sa politique de libéralisation, forcément impopulaire, l’État va réduire les libertés individuelles aussi bien dans le domaine politique qu’économique. Avec la: suppression du droit de grève; censure de l’information; restriction des libertés, etc. Pendant combien de temps cette contradiction tiendra-t-elle?
Davantage que de proposer une solution conforme au droit, l’essentiel pour ces gouvernements paraît être de préserver la paix sociale. Mais aussi de rétablir l’ordre, d’encadrer la population et d’assurer la stabilité propice à la poursuite de la politique de libéralisation. Nous l’avions vécu pendant 24 ans.
Celui d’une démocratisation sans libéralisation économique :
De plus en plus irréalisable car imposée par les accords et l’endettement. D’ailleurs, elle produit une tension entre l’accroissement des exigences dans le champ politique et les possibilités matérielles permettant de satisfaire ces exigences. L’État a des capacités de plus en plus limitées suite à son interventionnisme et son inefficacité économique.
Je retourne ici vers le modèle antique, car les anciens ont été confrontés à cette question. Egalité arithmétique ou égalité géométrique? Egalité devant la loi ou égalité selon le mérite?
Aujourd’hui, le problème n’a pas été abordé autrement. Le marché est-il le meilleur instrument de redistribution puisqu’il sanctionne le mérite. Contrairement à l’État qui lui, ne voit que des citoyens. Le marché dans ce cas, est-il plus efficace et plus équitable que la démocratie?
Celui d’une démocratie et d’une liberté de marché: c’est le cas des pays riches, développés où se déroulent les débats d’idées et de projets. Où est affirmé l’intérêt pour la chose publique et où la lutte politique est sanctionnée par le suffrage.
Dans les pays du Sud, la libéralisation économique risque de saper les efforts de consolidation économique. Car elle est coûteuse pour certains secteurs. Plus de démocratie signifierait plus de liberté de contester, de dénoncer, de lutter contre ce qui est perçu comme une injustice ou une violation et susciter par des décisions impopulaires?
Etant donné le fonctionnement économique et social qui prévaut souvent dans les espaces sous-développés, et la Tunisie en fait encore partie, caractérisés par la présence d’économie de rente sous toutes ses formes et par la prévarication, le tout rendu possible par une démocratie balbutiante qui peine à avancer en dépit des postures déclamatoires et farouches de ses thuriféraires, n’avance pas la loi comme critère de détermination pour les uns et pour les autres.
Introduire l’économie de marché, en excluant à jamais le secteur public, jugé inefficace, n’est-ce pas introduire un système exogène? Lequel ne saurait aboutir aux mêmes résultats en termes d’efficacité que celui que l’on constate dans les espaces avancés?