La dissolution du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a été décidée par Kaïs Saïed. Une décision que le président de la République a justifié en soulignant le caractère dépassé, « caduque » si l’on ose dire, de cette institution pourtant chargée du bon fonctionnement de la justice. Plus grave, le CSM est accusé de corruption et de partialité.
L’argumentaire présidentiel est connu. Il n’empêche, cette décision de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature, prise en plein « régime d’exception », constitue le signe supplémentaire d’une dérive autoritaire. Laquelle défie frontalement les principes de la séparation des pouvoirs et de l’Etat de droit.
Certes, cette institution de la magistrature n’a pas fait montre d’une grande efficacité ces dernières années, en particulier dans le suivi de l’enquête des assassinats le 6 février 2013 et le 25 juillet de la même année de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Un manque de résultat critiquable, mais qui ne saurait justifier « une atteinte à la Constitution et aux garanties d’indépendance de la justice », pour reprendre les termes du Conseil supérieur de la magistrature. D’ailleurs, les regards devraient plutôt se tourner vers les responsables politiques et ministériels (de l’Intérieur comme de la Justice) en poste depuis que les enquêtes non résolues ont été ouvertes.
La déconstruction de la Constitution de 2014 continue. Une dérive politique qui menace l’Etat de droit et érige les bases du retour d’un État autoritaire contraire à l’ambition démocratique affichée depuis 2011. L’urgence est de rappeler le sens des principes fondamentaux constitutifs de toute démocratie digne de ce nom.
L’impératif démocratique de la séparation des pouvoirs
Constitutive du constitutionnalisme libéral, la théorie de la séparation des pouvoirs (Locke, Montesquieu) est née d’une méfiance fondamentale à l’égard du pouvoir et des risques d’abus inhérents à son exercice.
Le principe repose sur deux règles. La première, celle du non cumul, est négative: tous les pouvoirs ne doivent pas être attribués à un seul organe de l’État, parce qu’il serait enclin à en abuser. La seconde règle, positive celle-là, car il convient de distribuer/répartir les pouvoir exécutif, législatif et judiciaire.
Ainsi, la pensée politique moderne a mis en exergue ce qui distinguait les régimes démocratiques, d’une part, des régimes autoritaires et totalitaires, de l’autre.
Au sein d’un État autoritaire, totalitaire ou d’un État-parti, le pouvoir de l’État est concentré dans une seule personne ou organe, quand le pouvoir de l’État démocratique est l’objet à la fois d’une compétition électorale pour sa conquête et d’une répartition fonctionnelle entre différents organes. La différenciation entre les divers modes de gouvernement d’un État ne repose pourtant pas sur la seule question de l’agencement institutionnel des pouvoirs. En effet, l’enjeu réside plus largement dans la conception (théorique, idéologique et pratique) de l’exercice du pouvoir de l’État et des rapports entre gouvernants et gouvernés.
Les gouvernements autoritaires font de l’autorité de l’État la valeur première, soumettant le droit aux nécessités de la raison d’État.
Par opposition au modèle démocratique, les régimes autoritaires se caractérisent par un triple rejet : celui de l’alternance politique, celui de la compétition électorale « libre et non faussée » et enfin, celui de la possibilité pour les citoyens de révoquer les gouvernants.
Dans le gouvernement autoritaire, il y a une hypertrophie du pouvoir et un abus de l’autorité de la part des gouvernants (incarnés souvent par un homme seul) qui monopolisent le pouvoir et prohibent (y compris par la violence et le recours à des moyens coercitifs incarnés par les institutions militaires et policières) la liberté d’expression en général et toute opposition politique en particulier.
De manière syncrétique, il est possible de les définir comme « des systèmes politiques au pluralisme limité, politiquement non responsables, sans idéologie élaborée et directrice, mais pourvus de mentalités spécifiques, sans mobilisation politique extensive ou intensive, excepté à certaines étapes de leur développement, et dans lesquels un leader ou, occasionnellement, un petit groupe exerce le pouvoir à l’intérieur de limites formellement mal définies, mais en fait plutôt prévisibles » (J. Linz, 2006, p. 157).
Derrière cette configuration générale, les régimes autoritaires ont présenté dans l’Histoire des formes variées: de l’autoritarisme patrimonial (les gouvernants perçoivent les biens collectifs comme leurs biens propres, refusent d’institutionnaliser leur pouvoir et privilégient les relations affectives et clientélistes avec les gouvernés); aux autoritarismes populistes (régime fondé sur l’autorité d’un chef charismatique, qui use d’une rhétorique simpliste de dénonciation des élites); en passant par la dictature bonapartiste ou le césarisme démocratique dans lequel le pouvoir exécutif est fort et connaît un soutien populaire susceptible d’être conforté par des référendums plébiscitaires…
Etat de droit et démocratie
L’Etat de droit est considéré aujourd’hui comme une dimension inhérente à toute authentique démocratie, car il charrie une conception libérale de l’organisation politique qui rencontre nécessairement la problématique de la limitation du pouvoir; y compris lorsque celui-ci est d’origine démocratique. Théoriquement, l’inverse est également concevable, mais inacceptable sur le plan idéologique. D’ailleurs, on aura du mal à trouver l’exemple d’une démocratie libérale qui ne corresponde pas dans le même temps à un Etat de droit.
L’existence même de contre-pouvoirs est une manifestation de la vie démocratique et constitue en quelque sorte un « phénomène démocratique ».
Ainsi, l’essence libérale de la notion de contre-pouvoir se manifeste-t-elle par une méfiance envers l’État, selon une approche participative et non focalisée sur la protection de l’individu.
Le souci d’un « gouvernement modéré » et sa vocation à éviter l’omnipotence du pouvoir politique rattachent indirectement la notion de contre-pouvoir à la pensée constitutionnelle et politique de Montesquieu relative à la séparation des pouvoirs. Ce principe d’aménagement et de limitation du pouvoir charrie une logique de collaboration et de contrôle réciproque. Ainsi, induit-il une modération du pouvoir. Sur ce plan, certains contre-pouvoirs institutionnels- tel le Conseil supérieur de la magistrature- participent effectivement à la régulation de l’exercice du pouvoir par un contrôle politique.
Reste que la notion de contre-pouvoir est plus englobante que le principe de séparation des pouvoirs. Le développement de la société civile renouvelle en effet la problématique de la séparation des pouvoirs et du contrôle du pouvoir.
Le juge : figure de l’Etat de droit
Dans le constitutionnalisme moderne, la figure du juge incarne l’instrument de garantie de l’Etat de droit par excellence.
La protection des libertés et droits fondamentaux dépend de l’institution et de l’action d’un juge indépendant en général, et d’un juge constitutionnel en particulier, qui contrebalancent la loi de la majorité par le respect des droits fondamentaux. Il s’agit là d’une condition de jure et de facto indépassable.
En effet, la justice faisant partie de l’Etat, seule son indépendance à l’égard des pouvoirs législatif et exécutif est en mesure de garantir son impartialité dans l’application des normes de droit.
D’ailleurs, dans un sens large, l’expression « pouvoir judiciaire » renvoie à l’indépendance des juges. C’est en cela que la suppression du Conseil supérieur de la magistrature est un acte grave…