Aux origines des crises qui ont détruit l’économie, ravagé le pays et semé misère et désolation, les échéances électorales n’y sont pas pour rien. Elles ont même servi de détonateur. Les gouvernements qui ont défilé, sans véritable horizon politique pleinement assumé, n’ont eu de cesse de mener campagne pour leur propre survie et pour celle de leurs mentors politiques ou « puissances tutélaires », au mépris de leur propre obligation.
Seule exception, le bref intermède du gouvernement Mehdi Jomaa qui avait convenu, dès le départ, de ne pas descendre dans l’arène politique. Délié de toute tentation électoraliste, il n’avait d’autres obligations que celles que lui dictaient les charges gouvernementales. Les politiques publiques y avaient droit de cité.
Il y avait une vision et l’incarnation d’une ambition et d’un dessein national, alors même que ce gouvernement était lié par un CDD. Une transition dans la transition pour sauver l’édifice démocratique menacé d’implosion. Seule et unique éclaircie. Le reste, ce n’étaient qu’années de braise et de plomb. Une véritable descente aux enfers.
On recrute à portes déliées, au mépris de toutes les lois de l’économie. On augmente les salaires à tout-va. On ferme les yeux sur les déboires des entreprises publiques. On distribue à grand renfort d’endettement ce que l’on ne produit pas. On laisse faire et passer là où il aurait fallu faire faire, réguler et superviser. Et, le cas échéant, sanctionner. On remet à plus tard les réformes qui s’imposent, au risque de casser tous les ressorts de la croissance.
« Les gouvernements qui ont défilé, sans véritable horizon politique pleinement assumé, n’ont eu de cesse de mener campagne pour leur propre survie et pour celle de leurs mentors politiques ou « puissances tutélaires », au mépris de leur propre obligation »
Les gouvernements en question, sous influence et sous tutelle partisane, étaient plus soucieux des revendications syndicales, fussent-elles excessives, de la colère des sans-emplois et des corporations insatiables. Et l’étaient beaucoup moins aux signaux d’alarme des économistes, des agences de notation, des bailleurs de fonds et des marchés. Comme si rien ne pouvait nous atteindre, qu’il n’y avait que nous et que pour nous. Plus de dix ans dans le déni ! On ne s’étonne pas alors que le pays, devenu le dépositaire d’une révolution avortée, soit aujourd’hui au bord de l’asphyxie financière.
Les promesses et les cadeaux électoraux ont fait plus de dégâts que les chocs externes les plus dévastateurs. Les élections de 2014 ont laissé de lourdes séquelles. La campagne ne s’est pas arrêtée au soir de la proclamation des résultats. Elle s’est poursuivie, en s’appuyant sur les nébuleuses terroristes. Les perdants, sans être totalement défaits ou exclus, ne se sont pas avoués vaincus. Et l’ont fait savoir au prix du sang et de terribles attentats meurtriers. Il y eut l’avant et l’après-élection. L’année 2015 a été la plus meurtrière et la plus dommageable pour l’économie.
Les attentats du Bardo, de Sousse et de l’Avenue Mohamed V n’étaient pas l’œuvre de radicalisés isolés. Il ne faut pas être un grand expert en stratégie pour décrypter le message de leurs commanditaires. A chacun ses propres armes-arguments pour intimider ses adversaires, déployer sa démonstration de force et sa capacité de nuisance. Au motif de jeter un froid sur l’économie et de condamner pour plusieurs saisons l’activité touristique. Qui dut subir, à peine rétablie, le choc de la pandémie de Covid-19.
« Plus de dix ans dans le déni ! On ne s’étonne pas alors que le pays, devenu le dépositaire d’une révolution avortée, soit aujourd’hui au bord de l’asphyxie financière »
Contre toute attente, les élections municipales, législatives et présidentielles de 2019 ont, à leur tour, précipité le déclin de l’économie et renvoyé aux calendes grecques des réformes longtemps différées. La réforme de l’État et de la fiscalité, le poids de la masse salariale dans la Fonction publique, tout comme celui des dépenses de subvention, la restructuration ou transformation des entreprises publiques, sont autant de chantiers qui relèvent de l’urgence et d’une ardente obligation.
Et pour cause ! Les caisses de l’État sont vides et le spectre du défaut pointe à l’horizon. L’effondrement de l’économie nationale, avec son cortège de drames sociaux, n’est plus une fiction, une simple vue de l’esprit.
Les chefs de gouvernement d’alors, tout à leur irresponsabilité, n’en avaient cure, obnubilés qu’ils étaient par les calculs de politique politicienne. Avec pour seul objectif, le maintien au pouvoir, quoi qu’il en coûte. Acheter la paix sociale, à n’importe quel prix, est devenu la règle. Et tant pis si le navire tangue et menace de couler.
Les élections de 2019, qui avaient installé le pays dans l’immobilisme, n’avaient pas eu de meilleurs effets en 2020. Qui a tourné court pour le gouvernement d’Elyes Fakhfakh, contraint à la démission par ceux-là mêmes dont il voulait mettre fin à la tutelle. Elles nous ont enfoncés davantage dans la crise, les déficits et l’endettement. Elles nous ont fait perdre plusieurs points de croissance, des parts de marché, notre rang et notre statut de pays pré-émergent.
Sans élections en vue, Hichem Mechichi n’a pu éviter le piège du pouvoir et des promesses aux relents électoralistes. En s’insurgeant contre le chef de l’État qui l’a désigné, il dut payer un lourd tribut à ses nouveaux alliés qui n’en attendaient pas moins. Et mettre le pays en danger de mort. Pour avoir provoqué une véritable hécatombe humaine, en l’absence d’une politique vaccinale. On a frôlé de peu l’effondrement de notre infrastructure hospitalière. Il a préféré l’affrontement avec le chef de l’État à la guerre à la pandémie. Il n’a pas survécu à ce choix.
« Les caisses de l’État sont vides et le spectre du défaut pointe à l’horizon. L’effondrement de l’économie nationale, avec son cortège de drames sociaux, n’est plus une fiction, une simple vue de l’esprit »
L’ennui est qu’en matière d’élections, le pays n’était pas au bout de ses peines. L’idée même d’élections démocratiques réveille nos propres démons. Le parti Ennahdha, qu’on imaginait complètement hermétique, le découvre à ses dépens. La malédiction électorale le frappa au cœur, dès l’annonce de son congrès prévu à l’époque pour 2020.
Le vent de la discorde provoqua une véritable guerre fratricide, qui n’est pas sans impacter – comme naguère Nidaa Tounes – l’action gouvernementale dont il a les commandes. Le virus de la démocratie n’a pas manqué de lézarder la façade de l’islam politique, pour qui la démocratie n’est qu’un instrument de conquête du pouvoir, n’en déplaise à celles et à ceux qui se rangent depuis le 25 juillet 2021 sous sa bannière, au nom de la défense du droit et des libertés. Ennahdha, parangon des démocraties et des droits de l’homme ?
On en est beaucoup moins sûr, si tant est qu’on l’ait jamais été. Cela relève plus de la fiction et de la supercherie que de la triste réalité, au regard de son désastreux bilan. Qui se lit aujourd’hui dans les statistiques du recul du PIB, de l’explosion de la dette, de la dépréciation du dinar, de la montée de l’insécurité, de la déferlante du commerce parallèle, de la propagation de la corruption…
Le parti islamiste a gouverné pendant près de dix ans, avant de se voir confiné dans ses ultimes retranchements, au lendemain du 25 juillet 2021. Autant dire que les querelles internes d’avant-congrès au sommet de sa hiérarchie, les crises à répétition et les divisions qui l’ont déstabilisé, étaient de nature à impacter l’action gouvernementale. Et d’y provoquer d’énormes dommages collatéraux. De quoi exacerber les crises économique, sociale, financière et sanitaire. Les Tunisiens n’ont pas fini d’en payer le prix.