Pléthorique, archaïque, bureaucratique…voilà quelques-uns des adjectifs qui collent à la peau de l’administration publique en Tunisie. En charge de la conception et de l’implémentation des politiques publiques et gouvernementales et de la gestion des services publics, l’administration tunisienne pilote à vue. Et ce, sans évaluations systématiques, crédibles et objectives de ses interventions et programmes.
Les déficits budgétaires à répétition et la médiocrité des performances des politiques publiques justifient l’impératif de rendre systématique l’évaluation et la mesure de la performance des programmes et politiques publics. C’est le seul moyen pour restaurer la confiance des citoyens et des payeurs de taxes.
La nouvelle constitution devrait institutionnaliser l’évaluation de programmes comme un incontournable levier de performance, de transparence et de bonne gouvernance.
Et, il ne s’agit pas d’évaluer des organisations ou des fonctionnaires en particulier. Mais il s’agit de mener des évaluations qui portent sur les projets, programmes, réglementations et politiques mis en œuvre ou financés par l’État, ses administrations publiques et sociétés d’État. Des interventions payées par les taxes de contribuables, d’aujourd’hui et de demain.
Évaluer pour comprendre et faire mieux
L’évaluation des politiques publique n’a rien à voir avec l’audit ou le contrôle exercé par la Cour des comptes. Une institution d’ailleurs sclérosée, confinée dans un rôle restreint et coercitif. Les évaluateurs font un travail différent de celui exercés par les contrôleurs conventionnels et experts comptables qui s’intéressent plus à la conformité des procédures et l’allocation budgétaire.
L’évaluation est une démarche utilisant des méthodes scientifiques pour collecter et analyser des données empiriques de façon à répondre à des questions concernant entre-autre, la pertinence, l’efficacité, l’efficience, la cohérence, la durabilité et l’impact des politiques et programmes publics sur le bien-être social de la population. Une patinoire qui polarise des budgets totalisant l’équivalent de 55 % du PIB.
L’évaluation vise donc à pousser l’État à faire plus (services, politiques, etc.) avec moins!
Dans les pays ayant voulu moderniser leurs administrations publiques, l’évaluation est systématisée. Et elle se fait avant, pendant et après la mise en œuvre d’une politique publique. L’évaluation se fait par des experts formés en évaluation. Leurs recommandations étant utiles à la prise de décisions: amélioration, arrêt, continuation des programmes évalués.
Un tel exercice peut couvrir jusqu’à à 1% du coût des programmes. Tout en permettant aux budgets de l’État d’économiser jusqu’à 20% des coûts des programmes et des dépenses publiques.
Évaluer les politiques publiques pour restaurer la confiance
Maintenant que les contours de la nouvelle constitution se confirment et qu’un équilibre se dessine entre les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, il sera primordial de conserver le rôle du prochain parlement dans le contrôle des actions du Gouvernement. Mais surtout dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques.
Un tel contrôle peut bénéficier de l’évaluation comme instrument institutionnalisé et systématisé.
Sur le plan légal, la notion d’évaluation des politiques publiques a été occultée de la Constitution de 2014 (C2014). L’article 117 de la C2014 fait référence à la Cour des comptes et lui impute une mission de contrôle: « […] contrôler la bonne gestion des deniers publics conformément aux principes de la légalité, de l’efficacité et de la transparence. Elle statue en matière de comptes des comptables publics. Elle aide les pouvoirs législatif et exécutif à contrôler l’exécution de la loi de finances et la clôture du budget… ». Ceci est en ligne avec les fondements de la loi 68-8 du 8 mars 1968 portant création et organisation de la Cour des Comptes.
Rattraper le retard en matière d’évaluation
Les comparaisons internationales montrent que les pays où l’évaluation est institutionnalisée sont ceux où la culture politique donne un poids important aux intérêts des contribuables et du peuple en général. L’évaluation est aussi un outil requis pour renforcer la démocratie et la confiance collective.
Dans la Tunisie d’aujourd’hui, le Gouvernement à carte blanche pour dépenser et mener les politiques comme bon lui semble. C’est-à-dire sans reddition de compte aux contribuables.
Toutefois, avec l’instabilité économique et budgétaire, doter les ministères et le Parlement d’une véritable compétence évaluative est un enjeu démocratique.
Il s’agit en effet de contraindre l’Exécutif à rendre des comptes au Parlement, chargé, selon les principes de l’article 14 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, de consentir à l’impôt. Et de restaurer ainsi non seulement la place du Parlement dans les institutions; mais aussi le lien de confiance entre les parlementaires et les citoyens.
L’évaluation a connu, notamment en Europe (Allemagne, France, Royaume-Uni, Suède), un mouvement d’institutionnalisation progressive de la pratique marquée en faveur des pouvoirs exécutifs et des structures administratives ou juridictionnelles.
Cependant, la Tunisie n’a pas suivi le mouvement d’institutionnalisation de l’évaluation de l’action publique.
En dehors des financements de coopération et d’aide au développement, l’évaluation est peu ancrée dans l’élaboration et la conduite des politiques publiques. Restant prioritairement perçue comme un instrument pour sanctionner et pour chercher la petite bête aux gestionnaires.
Dans le modèle institutionnel d’évaluation canadien, par exemple, les organes du Parlement ne pratiquent pas directement l’évaluation. Les commissions parlementaires peuvent cependant être amenées à mobiliser les rapports du Bureau du Contrôleur Général (BCG) pour accomplir leurs missions de contrôle des activités gouvernementales. Le Parlement est aussi récipiendaire de l’ensemble des évaluations de programme produites par les unités d’évaluation ministérielles. Sur la base de ces documents, ils peuvent demander au gouvernement fédéral des comptes sur la manière dont sont gérés et dépensés les fonds publics.
Faciliter l’affectation des ressources, conduire à l’amélioration des programmes (atteinte des objectifs et rendement de l’administration) et rendre des comptes sur la mise en œuvre et l’efficacité des programmes auprès des institutions de contrôle et du Parlement est jugé primordial.
Ce modèle d’institutionnalisation explique sans doute le recours plus tardif, par rapport aux autres pays anglo-saxons, aux approches basées sur la mesure de l’impact et les politiques publiques fondées sur la preuve.
La reconnaissance constitutionnelle de la mission d’évaluation des politiques publiques du Parlement s’est, cependant, accompagnée d’une innovation majeure. A savoir celle de l’obligation faite au Gouvernement de doter les projets de loi d’une étude d’impact règlementaire.
L’impératif de la systématisation de l’évaluation
De par le monde, la plupart des parlements modernes sont désormais dotés d’une compétence évaluative, et dont les rapports d’évaluation sont produits par les ministères et administrations publics (à l’interne ou en impartition).
La faiblesse du rôle du Parlement dans le processus d’institutionnalisation de l’évaluation des politiques publiques s’avère être, en effet, une spécificité tunisienne.
En France, par exemple, et par suite d’une institutionnalisation difficile et une constitutionnalisation contenue dans la réforme de la constitution en 2008, l’évaluation trouve un nouveau souffle. Et ce, grâce au renforcement du rôle de ses acteurs, au premier rang desquels le Parlement.
Pour répondre à la nouvelle compétence du Parlement en matière d’évaluation des politiques publiques, l’Assemblée nationale a choisi de mettre en place un Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques (CEC). Présidé par le Président de l’Assemblée nationale, le CEC se veut être un organe d’évaluation transversal. Disposant d’un pouvoir d’auto-saisine, il peut, de sa propre initiative ou à la demande d’une commission permanente, réaliser des travaux portant sur des sujets transversaux. La première réunion du Comité, au début de chaque session, est consacrée à la définition du programme de travail pour toute la durée de celle-ci. Cependant, l’évaluation parlementaire reste encore embryonnaire en France.
L’évaluation peine à s’imposer en Tunisie. Si l’Exécutif s’est désormais doté d’outils de contrôle, l’évaluation des politiques publiques peine à voir le jour. Elle demeure, à ce jour, le parent pauvre de l’action de l’État. Bien qu’au niveau institutionnel, trois principaux organismes complétés par une série d’organismes au niveau des administrations publiques centrales soient « théoriquement » chargés de l’évaluation des politiques publiques. Il s’agit outre la Cour des Comptes, du Contrôle Général des Services publics (CGSP) au niveau de la présidence du gouvernement et du Contrôle Général des Finances (CGF) au niveau du ministère des Finances.
Apprendre du Maroc
Au Maroc, l’évaluation des politiques publiques a été inscrite dans la constitution de 2011. Ainsi, en plus de voter les lois, de contrôler l’action du Gouvernement, à travers notamment le système des questions écrites et orales et autres mécanismes de contrôle, la Chambre des Représentants, aux termes de l’article 70 de la Constitution, évalue les politiques publiques. De plus, la loi fondamentale (article 101), consacre une séance annuelle à la discussion et à l’évaluation des politiques publiques par le Parlement.
Le Règlement Intérieur de la Chambre des Représentants, dans son Chapitre septième de sa Partie cinq sur « la responsabilité du Gouvernement devant la Chambre des Représentants », détaille davantage les règles selon lesquelles cette prérogative constitutionnelle d’évaluation de politiques publiques doit être mise en œuvre.
Ainsi, aux termes de l’article 288 du Règlement Intérieur, l’évaluation a pour finalité de mener des recherches et analyses profondes. Et ce, afin d’apprécier les résultats des politiques et programmes publics mis en œuvre et de mesurer leurs retombées sur les groupes concernés et sur la société.
En dépit des insuffisances relevées, le Maroc devrait réfléchir aux modalités d’institutionnalisation de la pratique d’évaluation à travers tous les organes constitutionnels ou législatifs. Un pas récemment entrepris exigeant l’évaluation de l’impact de tout projet de loi soumis à l’examen de la Chambre des représentants.
L’évaluation parlementaire constitue, à notre avis, l’un des enjeux majeurs de la prochaine révision constitutionnelle et ce, dans le but de consacrer l’avènement d’une meilleure gouvernance de l’action publique, dans la transparence et la reddition des comptes.
Plus que jamais, le développement de l’évaluation parlementaire reste une question de volonté politique. A savoir de mettre en place des structures efficaces, de s’investir dans les travaux d’évaluation et de les utiliser, notamment dans le processus législatif. Cela suppose donc, pour les parlementaires, de s’affranchir de la discipline majoritaire et de disposer des moyens législatifs nécessaires.
Aussi, ailleurs, sans contredire le rapport de Tunisia Economic Forum qui a avisé que « décréter l’évaluation dans de simples textes juridiques, voire même dans la constitution ne stimulera pas davantage cette pratique et ne serait pas en soi un gage d’évaluation efficace, pertinente et porteuse d’une action publique renouvelée et centrée sur les besoins d’une société moderne »; l’on ne peut qu’affirmer la nécessité de disposer d’une pensée évaluative et ce, à tous les organes politiques, de décision et de contrôle.
L’évaluation des politiques publiques devra, à notre avis, faire partie des thèmes centraux au cœur de la révision constitutionnelle et de la réflexion sur le rôle de l’Etat et la modernisation de ses actions publiques. Celles-ci devront s’inscrire dans une nouvelle approche de rigueur, de crédibilité et de transparence.
Des politiques axées sur les résultats
À l’heure du renouveau du management public, l’évaluation des politiques publiques est impérativement liée à la gestion moderne de l’Etat et de l’exercice de la souveraineté du peuple.
En plus de son rôle comme outil d’aide à la prise de décision, et d’appréciation de l’efficacité des choix des programmes d’actions publiques, l’évaluation des politiques publiques ne peut être réduite à une activité de mesure des coûts. Mais elle doit également viser à en éclairer les décideurs sur les résultats de leurs actions et à rendre des comptes devant les représentants du peuple.
Dans cette perspective, l’évaluation doit être comprise en tant qu’une démarche d’intelligence collective plus qu’un instrument de mesure de l’efficience.
La crise sanitaire péniblement vécue par nos concitoyens a affecté, mais aussi détérioré (durablement) la qualité des politiques publiques sclérosées par l’inertie des décideurs publics à cette date. Ces derniers n’ayant pas été capables d’apporter une réponse à court terme, avec une vision plus stratégique à moyen et long terme.
La gouvernance publique, et plus précisément son efficience, est un ingrédient incontournable du développement durable du pays. Élément de souveraineté des pouvoirs publics, l’évaluation conditionne le passage à un développement participatif focalisé sur l’amélioration des conditions de bien-être de sa population.
Comment concrètement appréhender, mieux réfléchir et agir vis-à-vis des impératifs à la fois de soutenabilité, d’efficacité et de pertinence des politiques publiques?
D’abord, en institutionnalisant l’évaluation des politiques publiques dans la constitution, à l’instar de ce qui a été réalisé en France ou au Maroc. Ensuite en refondant le référentiel de nos politiques publiques par le recours impératif à l’évaluation des politiques publiques, dans un horizon et un cadre concertés. Et enfin, par le renforcement des missions renforcées de la Cour des comptes, de la revitalisation du Conseil économique et social; et pourquoi pas de l’instance constitutionnelle du développement durable et des droits des générations futures.
Par:
- Hedi Manaï, Expert international en évaluation, Ex directeur général de l’évaluation à la BAD.
- Moktar Lamari, Ph.D, Universitaire au Canada.