Une lecture attentive permet de détecter que la mouture de la Constitution présentée par l’équipe du doyen Sadok Belaïd au président de la République et la version finale qui sera sujette au référendum du 25 juillet prochain sont aux antipodes l’une de l’autre.
Coup de théâtre et nouveau rebondissement spectaculaire dans le feuilleton de la Constitution de Carthage. Tôt dans la matinée du dimanche 3 juin, l’on aura assisté à un fait inhabituel : quasiment tous les kiosques ont été pris d’assaut et les exemplaires du quotidien arabophone « Essabah » ont disparu en quelques heures. Et pour cause, car enfin, l’on a pu comparer la première mouture concoctée par le doyen Sadok Belaïd, animateur en chef du groupe de réflexion et de rédaction du brouillon de la Constitution, avec la version finale fignolée à Carthage et qui sera sujette au référendum du 25 juillet prochain.
Deux versions
Or, il s’est avéré, selon l’éminent juriste qui chapeautait la Commission consultative pour une nouvelle République, que le brouillon remis le 20 juin dernier au président de la République, Kaïs Saïed, est à des années-lumière du texte publié dans le JORT.
Griefs
Ainsi, selon lui, dans la version finale, aucune mention des mesures économiques, ni de la civilité de l’Etat, de la liberté de conscience, ni de répartition des « trois fonctions » et des prérogatives exactes du président, ni aucune mention quant au mode électoral des députés.
Place dans la version finale, corrigée et amendée et qui porte l’empreinte personnelle du Président, à l’exclusion de la laïcité de l’Etat. Un Etat désormais chargé de concrétiser les finalités « makassed » de l’Islam en matière de respect de la vie humaine, de la dignité, des biens, de la religion et de la liberté ». L’on retiendra particulièrement le statut proéminent et les pouvoirs exorbitants du président de la République, jouissant désormais d’une impunité totale, laquelle se poursuit après la fin de son mandat.
Belaïd s’en lave les mains
Tout en admettant que le président de la République a le droit de décider de l’issue de ce brouillon, l’ancien doyen de la faculté de droit de Tunis a affirmé dans une lettre adressée au quotidien arabophone Essabah : « Il est de mon devoir de proclamer avec force que le texte publié au JORT n’appartient en rien à celui que nous avons élaboré et présenté au Président. C’est pourquoi, en ma qualité de président de la Commission nationale consultative, et après concertation avec mon ami le professeur Amine Mahfoudh et son accord, je déclare avec regret, et en toute conscience de la responsabilité vis-à-vis du peuple tunisien détenteur de la dernière décision, que la Commission est totalement innocente du texte présenté par le président de la République au référendum national ».
Selon lui, la version finale de ce projet « renferme des risques et des défaillances considérables qu’il est de mon devoir de dénoncer ». Et de citer pêle-mêle l’absence de la dimension économique, sociale et environnementale dans le projet publié dans le JORT; la confiscation de l’identité nationale; l’impunité accordée au président de la République; le recours à l’article 80 de la Constitution de 2014, porte ouverte à la dictature; le flou sur les prérogatives de la Cour constitutionnelle; enfin le « douteux » régime de régions et de districts et sa corrélation avec la chimérique « construction par la base ».
Un projet « dangereux »
Dans le même registre et dans un entretien accordé dimanche 3 juillet au prestigieux quotidien parisien Le Monde, l’éminent juriste, tout en prenant ses distances avec le projet présidentiel qu’il juge «dangereux», dénonce en particulier le risque que s’établisse une «dictature sans fin au profit du président actuel». Il s’inquiète également d’une possible «reconstruction du pouvoir des religieux» et donc d’un «retour aux âges obscurs de la civilisation islamique». Il s’alarme enfin du risque « d’anarchie » avec l’idée de M. Saïed de «la construction de la démocratie par la base».
Face au silence assourdissant de la présidence de la République et dans l’attente d’une réaction qui tarde à venir, le désaveu est d’autant plus cinglant qu’il émane d’un juriste qui avait l’oreille du Président. Ce qui donne du grain à moudre à ses détracteurs qui le soupçonnent, grâce à la nouvelle Constitution, de vouloir détenir tous les pouvoirs en une seule main.