Une grande figure de l’économie nationale vient de nous quitter. Taoufik Chaibi s’est éteint ce matin à l’âge de 86 ans, à l’issue d’un parcours entrepreneurial hors du commun. C’est comme si le ciel nous tombait sur la tête. Il était pionnier en tous genres et à tous égards exemplaire.
Taoufik Chaibi est venu à l’industrie, à l’heure de notre big bang industriel, comme on entre en religion. Avec foi, passion et détermination d’aller jusqu’au bout de ses croyances. Avec la ferme conviction de hisser haut, fort et le plus loin possible l’étendard de la Tunisie nouvellement catapultée dans la compétition mondiale.
Ingénieur de formation, il a fini par suivre sa pente naturelle : l’industrie. Il en a fait plus qu’un métier exigeant, une vocation et une mission. Taoufik Chaibi s’était très tôt inscrit dans une logique industrielle dans la pure tradition d’entrepreneur schumpetérien. Il était plus entrepreneur qu’investisseur tenté par la seule logique du profit. Il voyait grand et aimait braver les risques d’où qu’ils viennent.
Dans l’industrie et plus tard dans l’hôtellerie de haut standing, la grande distribution et l’agrobusiness, il voulait à chaque fois, et dans chaque secteur d’activité, frapper les esprits. Nulle autre place que celle de leader ne lui convenait.
Ce qui lui avait valu quelques animosités avec ses concurrents directs souvent aux ramifications politiques évidentes. Taoufik Chaibi avait le caractère trempé, la répartie souvent cinglante sans jamais se départir de son sourire jovial même dans ses rares moments de colère contre les aberrations de notre législation qui inhibe plus qu’elle ne libère le potentiel de créativité et de développement de nos entreprises, notamment à l’international. Il aimait rire de certaines de nos dérisions. Il dut se battre pour rompre les amarres qui maintenaient le pays à quai, en marge de la révolution industrielle mondiale.
Taoufik Chaibi était – difficile de parler de lui au passé – de la race des bâtisseurs. Un capitaine d’industrie au long cours. Et plus que tout visionnaire, il a su anticiper et conduire le changement et le renouveau industriel. Il avait toujours une longueur d’avance sur ses poursuivants et concurrents. Il avait su doter son groupe baptisé UTIC, avec une forte charge symbolique, d’une capacité d’adaptation comme nulle autre pareille. Le jury de l’Économiste Maghrébin ne s’y était pas trompé en faisant de lui, à la faveur de son élection en 1993, l’un des tout premiers « Manager de l’année ».
Visionnaire, il en avait fait aussi et surtout la démonstration de manière précoce en préparant sa propre succession de son vivant, alors qu’il était au top de ses facultés managériales. La transmission a été conçue du mieux qu’elle pouvait l’être, alors même qu’il tenait les rênes du groupe qui se distinguait par un mode de gouvernance inédit et d’une incroyable efficacité.
Taoufik Chaibi s’est entouré d’un directoire – une première à l’époque – composé de personnalités talentueuses dignes des états-majors des multinationales les plus en vue. Il dessina la nouvelle architecture du groupe – un meccano industriel d’une grande cohérence qui s’articule autour de trois pôles.
Le pôle touristique confié à sa fille, le pôle distribution à Nabil et le pôle mécanique au cadet, Khalil, l’ingénieur. Tous deux imprégnés des standards d’exigence du père, formés à bonne école après avoir fait leurs classes et leurs preuves au sein des filiales du groupe à l’issue d’un parcours universitaire des plus prestigieux.
Taoufik Chaibi, de par son tempérament, avait une place à part dans le milieu patronal. Nulle exubérance, profondément humain. Il fuyait les cérémonies officielles et a su se maintenir à une distance appréciable du pouvoir, affichant ainsi une indépendance sans faille. Il était respecté par ses collaborateurs qu’il tenait en très haute estime, par ses partenaires et adoubé par les employés du groupe. On le savait ces derniers temps fatigué, et faisant de rares apparitions au bureau.
Son épouse, ses enfants, sa famille, ses amis, et tous ceux qui l’ont côtoyé ne se consoleront jamais de sa disparition. Il laisse derrière lui un vide sidéral et un univers entrepreneurial orphelin d’un de ses meilleurs esprits. Et à jamais l’image inaltérable d’un capitaine d’industrie qui a traversé le siècle en y laissant sa propre empreinte.
Paix à son âme.