Le match, débat traditionnel organisé, périodiquement, par l’Economiste Maghrébin entre deux personnalités publiques, a mis, cette fois-ci face à face Sami Aouadi, économiste, universitaire et syndicaliste, et Nafaa Ennaifer, dirigeant d’entreprise et membre de l’IACE. Animé par Hédi Mechri, directeur du magazine, il a porté sur diverses questions : la situation des banques telle qu’elle est appréciée par l’Agence Moody’s, la situation macroéconomique du pays, la problématique des entreprises publiques et les limites du plan de relance.
Les deux invités ont été interpellés auparavant sur un sujet d’actualité, celui d’une récente note publiée par l’agence de notation Moody’s sur les banques tunisiennes, où il est indiqué que les perspectives pour le secteur bancaire tunisien sont « négatives », « sur fond de troubles politiques et économiques persistants ». L’agence estime que « les banques sont fortement liées au gouverne- ment (note souveraine), ajoutant que « les pressions inflationnistes, exacerbées par l’impact du conflit militaire en Ukraine et l’éventuelle dépréciation de la monnaie locale, si les discussions sur un troisième plan de sauvetage du FMI pour le pays échouent, aggraveront les problèmes de crédits des banques, augmenteront les pénuries de liquidités et risqueront d’éroder leur rentabilité ».
Banques
Nafaa Ennaifer (N.E.) : Première remarque, les résultats financiers et les bénéfices des différentes banques sont en contra[1]diction avec l’appréciation négative de l’agence Moody’s.
Deuxième remarque : L’agence a été clairvoyante quand elle a relevé que les banques tunisiennes étaient directement engagées avec l’Etat. Elles sont, également, indirectement engagées avec l’Etat quand elles accordent des crédits aux entreprises publiques – dont on connait la situation – avec la garantie de l’Etat, laquelle garantie ne vaut pas grand-chose de nos jours.
Troisième remarque : Parallèlement à cet engagement avec l’Etat, ces mêmes banques sont liées à des opérateurs économiques exposés à la crise, aux répercussions de la guerre russo-ukrainienne et à des mutations auxquelles on ne répond pas.
Conséquence : Ces banques sont nécessairement amenées à connaître un de liquidité, de provisionnement et d’activité. Plusieurs secteurs connaissent déjà des soubresauts. C’est le cas des secteurs de l’immobilier et de l’agriculture.
Finalement, il est tout à fait normal qu’en raison de l’immobilisme et de l’absence d’action qui prévalent actuellement dans le pays, en raison du fait que les choses ne changent pas et en rai[1]son de l’absence de prise en main de l’économie, il va y avoir nécessairement une détérioration des fondamentaux, de la situation de l’économie et des activités des opérateurs économiques.
Sami Aouadi (S.A.) : Paradoxalement, comme le disait Si Nafaa, le seul secteur qui gagne de l’argent en Tunisie est celui des banques. Ces dernières se sont désengagées de l’économie et de la prise de risques depuis plusieurs années au profit des crédits de la consommation. Pis, elles gagnent beaucoup d’argent et ne payent pas assez d’impôts, comme le font les banques européennes. Ces mêmes banques, pour s’enrichir, ont l’habitude de prendre trop de commissions et de rémunérer, à faible taux, l’épargne. Cela pour dire que ce que dit Moody’s, tout le monde s’accorde à le dire. On ne peut pas s’engager avec un partenaire financier (ici les banques) qui n’est pas sûr de lui, qui n’a pas de projets de programmes, bref, qui n’a ni visibilité ni stabilité. Cependant, l’Etat ne peut pas faire autrement. Il est obligé d’emprunter de l’argent aux banques. Et pour cause : la dette publique est devenue insoutenable depuis plusieurs années. C’est vrai que l’on rembourse, mais au prix fort : celui de renoncer à des projets d’investissement.
Nafaa Enneifer : Il est vrai que les banques tunisiennes ont choisi la voie de la facilité en prêtant à l’Etat et en se désengageant de la prise de risques et du financement de l’économie.
Plus grave, elles font moins d’efforts pour évaluer la pertinence des projets. Depuis des années, elles ont pris l’habitude d’exiger des garanties comme gage avant d’accorder des crédits. De nos jours, elles privilégient les crédits de consommation, le financement de l’État et le financement des grands groupes en raison de leur solvabilité, mais elles ne prennent aucun risque quand il s’agit de nouveaux projets.
La question qui se pose ici est de savoir comment, dans une telle situation, on peut libérer les énergies, voir évoluer de nouveaux opérateurs, comment on peut encourager les jeunes à entreprendre, s’il n’y a pas d’évaluation de la pertinence des projets et une prise de risques mesurée des banques. Tout le savoir-faire bancaire acquis sur une longue période est en train de disparaître, au profit du gain facile.
Le moment est venu pour que la BCT exige des banques de retourner à leur principal métier : celui de financer l’économie du pays.
S.A. : Aujourd’hui, nous vivons l’économie de la connaissance. Les startups n’ont aucune garantie matérielle et n’ont aucune hypothèque à fournir. Dans tous les pays du monde, ces entreprises innovantes sont financées par des fonds additionnels et non par les banques. Et là, je comprends la réticence des banques. Mais ce que je ne comprends pas, c’est l’augmentation du taux d’intérêt directeur parce que l’inflation subie par les Tunisiens n’est pas endogène. Elle est exogène, elle est importée.
L’échec des banques est la conséquence de l’échec du plan d’ajustement structurel adopté en 1986 et de la transition de l’économie tunisienne d’une économie d’endettement vers une économie de participation, où il y a un marché de capitaux et une Bourse qui inclut une grande confrontation entre les offreurs et les demandeurs de capitaux.
Malheureusement, la Bourse de Tunis n’a pas réussi à jouer le rôle qui est le sien. Les différentes politiques suivies par le pays n’ont pas réussi à encourager les entreprises à coopérer entre elles et à ouvrir leurs capitaux. Celles-ci restent des entreprises à dominante familiale. Dans ce contexte, les banques se sont trouvées seules sur le marché financier et elles en ont profité. Le plus important donc, c’est la promotion d’un marché financier transparent.
N. E. : Pourquoi reproche-t-on aux banques de gagner beaucoup d’argent et de payer peu d’impôt, c’est par rapport au fait qu’on estime qu’elles ne jouent pas leur rôle dans le financement de l’économie et dans la prise de risques. En contrepartie du fait qu’elles paient peu d’impôts, il serait plus juste qu’elles contribuent au financement de l’économie, qu’elles prennent un peu plus de risques et qu’elles viennent en aide, par exemple, aux entreprises en difficulté, actuellement complètement lâchées. Venir en aide à une entreprise en difficulté, c’est beaucoup plus facile que d’en créer une nouvelle, car les emplois sont là, l’expertise est développée…
C’est le cas dans plusieurs pays, sauf chez nous. Il y a donc urgence à engager un dialogue sur cette question entre ceux qui gouvernent, ceux qui financent et ceux qui entreprennent.
Article paru dans le magazine de l’Economiste Maghrébin n 848 du 6 au 20 juillet 2022