Une nouvelle Constitution, pour quoi faire, si c’est pour reproduire, maintenir et prolonger le statu quo ? Au fond, il ne s’agit, au mieux, que d’acter, de légaliser, légitimer et régulariser l’état d’exception en vigueur décrété par le chef de l’État. Le fait est qu’à l’issue du référendum du 25 juillet, le président de la République Kaïs Saïed n’aura pas plus de pouvoir qu’il n’en a aujourd’hui. Et pour quel bilan, pour quel résultat ? En un an, alors qu’il disposait des pleins pouvoirs et bénéficiait d’un large soutien populaire, il n’a rien entrepris en profondeur qui puisse restaurer la confiance des investisseurs, inverser les courbes de l’investissement, du chômage et de l’inflation qui redessinent une nouvelle cartographie de la pauvreté et de la misère. Au lieu de quoi, il s’en prend sans relâche et sans discernement au grand capital relégué au rang peu glorieux des forces du mal. C’est tout ce qu’un Président ne doit pas dire en temps de déprime économique, mettant ainsi à mal sinon dans l’embarras son propre gouvernement, aux prises avec les dures réalités du pays. Raisons pour lesquelles l’économie s’enfonce avec une étonnante rapidité dans l’enfer des déficits, de l’endettement, des pénuries en tout genre et dans le chaos, faute d’engager au plus vite les nécessaires réformes structurelles dont on n’arrête pas de parler, mais qui restent en jachère, au point mort, au risque d’inhiber toute velléité de redressement économique.
On ne voit rien venir, au-delà de simples effets d’annonce, qui puisse alléger les contraintes des déficits jumeaux, le fardeau de la dette et la détresse des finances publiques exsangues. Rien qui soit de bon présage.
Les choix politiques du Président ont pris le pas et ont jeté un épais voile sur les impératifs économiques, à l’instant même où tous les clignotants sont au rouge vif et menacent d’une éventuelle explosion sociale. L’industrie minière et celle énergétique, aux mains de l’État, qui furent autrefois le cœur battant de l’économie, sont aujourd’hui en état de mort cérébrale. A croire que le chef de l’exécutif n’a de regard et d’intérêt propre que pour l’échafaudage d’un projet politique qui ne peut, au final, tenir, faute de socle, d’armature et de base productive. Quel avenir pour une démocratie sans réelle perspective de croissance ? Comment Kaïs Saïed pourra-t-il triompher de ses adversaires politiques, et ils sont légion, sans être en capacité d’allumer tous les moteurs de la croissance ? Il doit pouvoir remettre en ordre de marche des entreprises en mal de carburant, de liquidité, au moral au plus bas, réinjecter du pouvoir d’achat, donner une perspective aux jeunes et moins jeunes et restaurer notre souveraineté alimentaire et énergétique.
Le peuple veut », qui se retournera contre lui par effet boomerang
Le Président ne peut ni ne doit se détourner des priorités économiques, qui finiront par le rattraper. Il découvrira très tôt les limites de sa devise-programme : « Le peuple veut », qui se retournera contre lui par effet boomerang. Que pourrait-il entreprendre avec la nouvelle Constitution qu’il n’a pu faire une année durant, tout en étant délié de tout contrôle législatif et de tout recours judiciaire ? Le constat se passe de tout commentaire : le pouvoir absolu n’a pas empêché la dégénérescence accélérée de l’économie. La question est moins d’ordre constitutionnel qu’un problème de gouvernance politique et économique.
A l’épreuve des faits, la Constitution de 2014 a certes révélé ses propres limites et incohérences. Il en aurait été autrement, si elle n’avait été violée, dévoyée par l’incurie et l’insubordination d’une classe politique qui n’en était pas une, et d’une représentation nationale qui gesticulait à des années-lumière des exigences démocratiques.
La nouvelle Constitution, quoi qu’on ait pu dire à son sujet et quoi qu’on en pense, connaîtra-t-elle un meilleur sort face aux calculs, à l’hypocrisie et à l’exubérance irrationnelle des politiques ? La seconde version, pas moins que la première publiée une semaine plus tôt, n’est pas loin de fracturer le pays, de provoquer une grave cassure dont on n’a pas fini de mesurer les conséquences. La campagne référendaire tourne à un affrontement, sans espoir de réconciliation. Et porte les germes de la discorde et d’une guerre d’usure sans fin.
Une nouvelle Constitution pour une III e République ! On craint pour celle-ci qu’elle ne subisse à son tour les transgressions, les violations, les attaques ouvertes ou masquées qui ont marqué les 65 dernières années. La première, post-Indépendance, celle de 1959, a plié sous les coups de boutoir du régime bourguibien – présidence à vie – avant de s’éteindre au terme d’une longue agonie, sous l’emprise et le pouvoir sans partage du système Ben Ali.
Il ne pouvait y avoir deux visions, deux conceptions de la vie politique
La II e République de 2014, née dans la douleur, tempérée par un subtil mais néanmoins ambigu compromis, a été bâtie sur un terrible malentendu. Il ne pouvait y avoir deux visions, deux conceptions de la vie politique, deux projets de société d’une même République. Il n’y avait pas assez de place pour ceux qui s’évertuaient à moderniser l’islam et ceux qui voulaient à tout prix islamiser la modernité. La guerre des pouvoirs était dès lors inévitable. Elle a atteint son paroxysme le 25 juillet 2021. On en connait la suite.
libérer l’initiative privée, redéfinir le périmètre et le rôle de l’État
La III e République qui sortira des urnes le 25 juillet 2022 va-t-elle changer la donne, alors que les forces politiques sont sur le pied de guerre ? Elle entrera dans l’Histoire comme faisant écho à la 1ère République de 1957. Comme pour fermer définitivement la parenthèse de la II e République. Cette III e République que beaucoup appellent de leurs vœux réussira-t-elle à réconcilier le pays avec lui-même, avec ses problèmes, ses entreprises, ses institutions politiques et républicaines ? Saura-t-elle réhabiliter le travail, réaffirmer le sentiment national, restaurer l’autorité de l’État, redonner le goût de l’effort, libérer l’initiative privée, redéfinir le périmètre et le rôle de l’État dans la sphère économique ? Sera-t-elle le prélude à la reconstruction d’un pays en état de décomposition avancée ?
Il nous faut l’assurance de pouvoir rattraper le temps perdu, réactiver l’ascenseur social et renouer avec l’espoir d’une vie décente. Y aurait-il une quelconque garantie de nous inscrire dans une trajectoire de développement pour recoller au train des pays émergents et renouer le fil largement escamoté du rêve tunisien ? La question n’interpelle pas que Kaïs Saïed.
Parution dans le mag de l’Economiste Maghrébin n 849 du 20 juillet au 3 août 2022