Hafedh Ben Salah n’est pas à présenter. Brillant universitaire, ancien doyen de la Faculté de droit de Tunis, ancien ministre de la Justice et avocat, il est une référence. De ce fait, nous avons jugé on ne peut plus utile de l’interroger, à quelques jours de la tenue du référendum du 25 juillet 2022, sur la nouvelle Constitution soumise au suffrage des Tunisiens.
Le verbe sûr et bien à propos, Hafedh Ben Salah a largement évoqué, et bien au-delà de la nouvelle Constitution, le vécu constitutionnel de notre pays, analysant les lois fondamentales qui ont précédé celle qui sera soumise au vote dans les prochains jours, dont, notamment, celle de 2014 qui n’a pas atteint ses objectifs. Mais il a souligné qu’elle pouvait être corrigée, comportant dans ce sens assez de procédures. En fait, assure-t-il, le phénomène consiste dans une certaine disposition à respecter la Constitution et à la considérer comme un texte suprême qui s’impose à tous. Néanmoins, beaucoup de questions n’ont pas manqué d’être relevées : la fragilité du dispositif constitutionnel, la sécurité juridique, la place des partis dans la nouvelle Constitution, le mode de scrutin, la nouvelle Assemblée des régions et des districts… Interview.
Hafedh Ben Salah, ancien ministre de la Justice, y a-t-il besoin, y a-t-il nécessité de changer la Constitution de 2014 ? Était-elle, à ce point, incohérente, incapable d’organiser la vie politique, d’assurer la stabilité et de garantir une véritable séparation des pouvoirs ? Ou bien était-ce la faute des politiques qui ne voulaient pas s’en tenir à l’application de la Constitution ?
On est en droit de se poser la question suivante : y a-t-il besoin d’aller vers une nouvelle Constitution ? Cela nous amène à examiner la Constitution de 2014 et surtout les conditions dans lesquelles elle a été élaborée et votée. Comment juge-t-on une Constitution en général ? A mon avis, il faut prendre en compte deux paramètres importants. Tout d’abord, comment la Constitution organise le contrôle des pouvoirs? Est-ce qu’elle limite efficacement l’exercice du pouvoir ? C’est une question qui a un rapport avec l’élargissement et la garantie des libertés, notamment individuelles. La Constitution de 2014 limite les pouvoirs, en les séparant et en organisant les moyens réciproques d’action et de réaction des pouvoirs les uns vis-à-vis des autres. Ensuite, elle organise l’alternance pacifique au pouvoir. Malheureusement, de ce côté-là, la Constitution n’a pas été rédigée d’une manière rigoureuse et sereine, puisque les principaux mouvements qui constituent les grandes composantes de la société n’ont pas été respectés.
Voulez-vous dire qu’il fallait, en 2014, nommer un chef de gouvernement issu du parti arrivé premier, c’est-à-dire Nidaa Tounes ?
Tout à fait. Nidaa Tounes avait bien une majorité relative mais conséquente avec 86 députés et pouvait donc nommer un chef de gouvernement appartenant à son parti. Le Président Béji qui était aussi président de Nidaa Tounes, a préféré nommer un technocrate.
Nidaa Tounes pouvait donc le faire, même si sa majorité était relative ?
Oui. Nidaa Tounes devait même le faire par respect de la Constitution. Il s’agissait précisément de donner un sens au jeu démocratique. C’est aussi par respect pour les électeurs que ce parti se devait de le faire. Cela n’a pas été le cas. Cela dit, la Constitution de 2014 n’a pas atteint ses objectifs, dans la mesure où elle n’a pas réussi à garantir le bon fonctionnement des institutions et surtout leur pérennité.
Ainsi, nous sommes surpris de la fragilité des édifices mis en place. Finalement, rien n’a résisté, à ce niveau, à une certaine transgression.
Est-ce dû à l’absence d’une Cour constitutionnelle ?
Sans doute. Mais, il n’y a pas que cela. Quand on revient à la Constitution de 2014, on trouve un savant équilibre entre les différents pouvoirs qui est à la limite gênant. Il y a une répartition minutieuse des pouvoirs entre les deux têtes de l’exécutif. Exemple : la sécurité nationale est entre les mains du chef du gouvernement et la défense nationale entre les mains du chef de l’Etat.
C’est pour prévenir tout abus et tout dépassement. Mais, à la fin, nous nous sommes retrouvés avec une Constitution débordée, sans aucune défense .
Mais cela est en partie le fait de l’ancien chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi, qui donnait l’impression de vouloir restaurer un système présidentiel.
Je pense que l’ancien chef de l’Etat a été pris au piège dans la mesure où, à la fin de son mandat après avoir perdu toute collaboration avec le chef du gouvernement , il était bien démuni. Je pense qu’il est tombé dans l’autre travers : il ne pouvait rien faire, malgré toutes les prérogatives qu’il avait.
La Constitution de 2014 n’excluait pas des situations de cohabitation dure entre les deux têtes de l’exécutif avec pour conséquence la paralysie des institutions et des crises à répétition.
Lorsqu’elle a été élaborée, la Constitution de 2014 voulait donner une place de choix aux partis politiques. On pensait à des blocs qui pouvaient se soutenir ou s’opposer d’une manière saine et régulière. Le bicéphalisme constitué des deux têtes de l’exécutif a, je crois, beaucoup sous-estimé les problèmes qui pouvaient découler de cette dichotomie. On a peut-être estimé que le chef de l’Etat allait laisser faire le gouvernement et s’occuper de fonctions protocolaires, alors qu’en fait, il a plus de légitimité que le gouvernement, car il est élu au suffrage universel. De plus, le gouvernement n’était pas un gouvernement politique.
La Constitution n’a pas pris en considération les forces en présence et n’a pas été perçue comme un texte suprême qui se doit d’être respecté. Il y a eu, de ce fait, des dépassements qui n’ont pas été sanctionnés. Très vite, on a oublié la Constitution et on s’est lancé dans des compromis.
Propos recueillis par Hédi Mechri et Mohamed Gontara
A lire la suite dans le support papier de l’Economiste Maghrébin n 849 du 20 juillet au 3 août 2022