Le cabinet d’audit Ernst & Young Tunisie accompagne, depuis quelque temps, les entreprises tunisiennes implantées en Afrique et celles qui veulent s’y implanter. Il leur apporte de précieux conseils, entre autres sur les segments dans lesquels elles peuvent investir, sur leur réimplantation et sur leur positionnement géographique.
Dans cette interview expresse accordée à l’Economiste Maghrébin, Noureddine Hajji, directeur général d’Ernst & Young Tunisie, revient sur les obstacles qui entravent une percée économique en Afrique et sur le potentiel qu’offre ce marché porteur pour nos entreprises et pour la croissance générale du pays.
Noureddine Hajji, directeur général d’Ernst & Young Tunisie Le think tank que vous animez, Transformation day (T day), est à sa 3ème édition. Dans le colloque que vous venez d’organiser, vous parlez plus de transformation que de réforme. De quoi s’agit-il au juste ?
Nous sommes dans un monde en pleine transformation, particulièrement dans le monde économique. Pour revenir à votre question, nous utilisons plus le mot transformation, car nous pensons que c’est un terme plus fort que celui de réforme, dans la mesure où dans une réforme, on pense textes, cadres, alors que la transformation implique une implémentation effective. C’est à la fois la transformation des institutions, des organisations, des hommes et des femmes. La transformation est en quelque sorte plus globale et plus inclusive. Par rapport à ce que nous vivons en Tunisie, et plus précisément au niveau des entreprises du secteur privé, nous estimons que la transformation devrait être déjà activée sur pas mal d’axes, dont le développement à l’international, qui inclut l’espace régional dans lequel nous évoluons.
Il s’agit ici de l’Afrique, et plus exactement de l’Afrique subsaharienne. Tout simplement parce qu’il est question d’une zone en pleine mouvance, en pleine dynamique économique et que naturellement, nous avons notre place dans cet espace.
A première vue, la Tunisie se heurte à beaucoup de difficultés pour accéder à ce marché porteur.
Oui, malheureusement. Il y a des obstacles objectifs qui empêchent les opérateurs tunisiens d’explorer, avec des chances de succès, ce marché. Parmi ces obstacles, figure en bonne place la sous-représentation diplomatique tunisienne dans cette zone. Dans certains pays, elle n’existe même pas, et quand elle existe, elle n’est pas du tout active, voire agressive, dynamique.
Comparé à d’autres pays, nous sommes très en retard.
A travers leurs représentations diplomatiques en Afrique, les gouvernements des pays concurrents sont tellement dynamiques que leur activité dans la région ressemble plus à de l’intelligence économique qu’à autre chose. Leur diplomatie est extrêmement active. Pour nous, malheureusement, ce n’est pas le cas. Et c’est là où le bât blesse.
Le président de la République n’a jamais effectué de visites d’Etat en Afrique. On est quelque part découplée de la réalité.
Avant lui, ses prédécesseurs l’ont fait, mais les résultats sont restés les mêmes. Si on doit aller sur ce terrain, il faudra le faire de la bonne manière, c’est-à-dire sur la base d’une vision, d’une politique claire, et avec beaucoup de détermination. J’accorderai à cela le qualificatif de « politique africaine ». C’est tout un package. Dans un premier temps, il faudra améliorer les conditions de vie, de séjour et de stage des étudiants subsahariens qui viennent suivre leurs études en Tunisie, parce qu’une fois diplômés, ils seront nos ambassadeurs, voire nos relais dans leurs pays. Il faut surtout les aider à faire des stages de travail en Tunisie. En tant qu’entreprises, nous sommes, depuis quelques années, impliquées dans le développement en Afrique. Nous avons besoin des ressources africaines. Cependant, je peux vous dire que nous peinons à garder un Africain qui fait son stage ou qui travaille en Tunisie. Ces ressources africaines sont tout indiquées pour pallier la fuite des cerveaux tunisiens vers l’Europe.
Pourtant, on entend parler, fréquemment, de success-stories tunisiennes en Afrique. Qu’en est-il au juste ?
Ce qui se passe sur le terrain et peut-être que c’est là la bonne nouvelle, c’est que malgré toutes ces contraintes, toutes ces contrariétés, malgré l’absence de logistique adéquate pour l’accompagnement des entreprises (qualité des liaisons aériennes), malgré l’inexistence d’incitations et de réglementations devant encourager les entreprises tunisiennes à s’internationaliser et à s’implanter à l’étranger, notamment en Afrique, malgré tout cela, il y a, effectivement, des entreprises tunisiennes qui réussissent et se développent.
Je peux dire que par miracle, les Tunisiens sont appréciés en Afrique. Ce que je vois, et fort heureusement, ce sont des Tunisiens, sur les différents territoires, qui s’entraident. Ils sont à la fois compétiteurs, solidaires et font front commun.
La Tunisie est connue en Afrique, grâce à la performance de ses sportifs. Quelque part, il y a une forte attirance pour les Tunisiens.
L’Afrique connaît bien la Tunisie, laquelle, bien qu’elle soit un tout petit pays, est quasiment présente dans tous les sports individuels et collectifs. Est-il besoin de rappeler ici que la Tunisie figure parmi les seuls quatre pays du monde qualifiés pour les quatre coupes du monde : football, handball, volleyball et basketball, aux côtés de l’Allemagne, de la France et du Brésil.
Dans votre colloque, nous avons constaté une percée en Afrique. Qu’en est- il exactement ?
L’accompagnement des entreprises en Afrique fait partie des filières de nos services. C’est une composante de ce que nous sommes en train de faire. Il y a aussi autre chose : nous travaillons avec les entreprises tunisiennes installées en Afrique. De nos jours, des ensembles d’une taille extrêmement respectable se constituent, avec un impact extrêmement fort sur la région.
Le jour où nous avons décidé d’aller en Afrique, la décision n’a pas été prise au hasard. Cela a été couplé par une offre différenciée et différenciante autour de la technologie. Mais il n’y a pas de recette unique que nous recommandons à nos clients. Nous leur conseillons les segments sur lesquels ils doivent se focaliser et se développer dans les pays africains. Nous leur conseillons des choix d’implantation géographique, de réimplantation, des model business. Nous leur offrons toute une gamme de services.
Quelles sont les zones d’Afrique où les hommes d’affaires tunisiens préfèrent s’implanter ?
Ce que nous avons toujours remarqué, c’est que les hommes d’affaires tunisiens ont naturellement tendance à aller vers les pays francophones de l’Ouest. Ils ne regardent pas assez l’Afrique anglophone de l’Ouest, là où il y a une forte dynamique économique, là où il y a des marchés plus grands et plus larges. C’est le cas d’un pays comme le Nigeria par exemple. Ils ne regardent pas non plus toute la partie de l’Afrique de l’Est, qui connaît également une dynamique vertigineuse.
Nous essayons, à travers notre approche, de déverrouiller tout cela par rapport à cette vérité : l’obstacle linguistique, en l’occurrence, la non-maîtrise de la langue anglaise.
Nous, dans notre conception des choses, nous ne regardons pas que l’Afrique francophone de l’Ouest, car nous savons que les opportunités existent un peu partout dans le continent.
Avec votre percée en Afrique, à la faveur de l’accompagnement des entreprises, on a le sentiment que votre groupe a pris une dimension internationale. Est-ce le cas ?
Notre décision d’explorer le marché africain était à contre-courant de ce que suggérait la conjoncture. Pour nous, dans les adversités, il y a toujours des opportunités qui se profilent. C’est vertueux. Il y a eu, certes, l’handicap de la pandémie de Covid, mais il y a aussi cette chance : la disponibilité de la technologie et du potentiel d’innovation. Forts de ces deux derniers atouts, nous avons décidé de foncer et d’essayer d’être les premiers sur ce marché.
L’expertise que nous avons développée en Afrique nous a donné, en plus du volet business qui se porte bien, plus de visibilité et plus de responsabilité, en ce sens qu’il faut qu’on ait plus d’impact sur les entreprises pour les entraîner dans cette vague d’implantations et les aider à tirer profit des opportunités qui se présentent. De plus, on essaie toujours d’améliorer notre positionnement dans cette zone. Il y a de la place à prendre. Ce que nous avons remarqué, en matière de digitalisation, c’est qu’autant les entreprises en Afrique avancent à pas de géant pour améliorer leur environnement business, autant, en Tunisie, on fait du surplace. Parfois, tout donne à penser qu’on est en train de faire l’inverse.
Vous-mêmes, vous êtes présents en Afrique en tant qu’acteur économique.
Notre groupe travaille sur la partie digitale dans un grand nombre de pays africains. Nous y accompagnons des projets. Parfois, on nous demande, avec étonnement, pourquoi nous ne faisons pas la même chose en Tunisie. Morale de l’histoire : ce que nous ne voyons pas à partir de Tunis, c’est que l’Afrique est en train de se développer autour des ingrédients d’un environnement de business effectif, de qualité de service, d’infrastructure. L’Afrique est en train de s’éveiller en quelque sorte.
Vous me rappelez l’ouvrage de l’homme politique, diplomate et écrivain français, Alain Peyrefitte : « Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera ». Est-ce qu’on peut dire autant pour l’Afrique aujourd’hui ?
Oui, l’Afrique est en train de s’éveiller. Elle représente pour la Tunisie un espace suffisamment large pour favoriser la croissance économique de nos entreprises et accroître la richesse dans notre pays. Notre souhait serait que la Tunisie s’éveille en même temps que l’Afrique. L’idéal serait toutefois qu’elle le fasse bien avant.
Article paru dans le support papier de l’Economiste Maghrébin n 849 du 20 juillet au 3 août 2022