Hadi Matar est ce citoyen américain de 24 ans qui a asséné le 12 août dernier dix coups de poignard à l’écrivain Salman Rushdie sur l’estrade de l’amphithéâtre d’un centre culturel à Chautauqua, dans l’Etat de New York. Il est né aux Etats-Unis … dix ans après la fatwa de Khomeiny contre l’auteur des « Versets sataniques ».
Présenté le 13 août devant le tribunal, menotté et dans une tenue noir et blanc des détenus, l’agresseur, par la voix de son avocat, « plaide non coupable » ! Oui, l’agresseur poignarde Salman Rushdie et l’envoie aux urgences entre la vie et la mort devant les caméras, le public et les policiers qui l’ont arrêté immédiatement, mais plaide quand même « non coupable ».
C’est le fanatisme à l’état brut et brutal. Le fanatique croit aveuglément qu’il a raison contre tous ceux qui ne partagent pas ses opinions. Il croit fermement que l’élimination physique d’un ennemi n’est pas un crime; mais un acte salvateur qui doit susciter des éloges plutôt que des poursuites judiciaires. Donc devant la justice qui, pour lui n’en est pas une, il plaide non coupable.
Mais remontons d’abord aux origines du drame du 12 août 2022. En septembre 1988, l’écrivain britannique d’origine hindoue publie son roman « Les Versets sataniques », un gros pavé ennuyeux qui serait tombé dans l’oubli si le guide iranien, Khomeiny, n’était pas intervenu pour en faire un bestseller mondial. Juste quelques heures après l’attentat, le roman controversé est revenu en tête des ventes de livres, selon Amazon…
En effet, le 14 février 1989, Khomeiny lança donc sa fatwa, incitant à l’assassinat de Salman Rushdie. Celui-ci, sous haute protection policière, se faisant appeler Joseph Anton (en hommage à ses deux auteurs préférés Joseph Conrad et Anton Tchékhov) et changeant constamment de domicile, a pu échapper à ses assassins potentiels pendant un tiers de siècle.
Par contre, ce ne fut pas le cas du traducteur japonais du roman controversé, poignardé à mort le 12 juillet 1991; ni des traducteurs italien et norvégien agressés quelques jours plus tôt. Sans parler du drame de 1993 en Turquie dans lequel 37 personnes furent tuées. Et ce, lorsque leur hôtel fut incendié par des manifestants contre le traducteur turc, lequel réussissait à échapper aux assassins.
Ceux-ci ont dû donc attendre un tiers de siècle avant d’atteindre finalement leur principale cible. C’est que le fanatisme islamiste a la peau dure et la rancune tenace contre ceux qu’il taxe d’ « ennemis de Dieu ». Ce fanatisme a aussi le pouvoir d’instiller son poison dans les endroits les moins probables et d’embrigader les jeunes n’importe où dans le monde.
L’agresseur n’est pas venu de Qom ou de quelque village chiite du Moyen-Orient; mais bien de l’Etat américain du New Jersey. Il n’a pas fréquenté les écoles coraniques sous la domination de cheikhs fanatiques et intolérants; mais dans les écoles américaines. Il n’a pas vécu dans quelque patelin miséreux transformé en enfer par la machine de guerre américaine; mais dans l’environnement prospère et douillet du Nord-Est des Etats-Unis.
Oui, ses parents avaient émigré du Liban, mais lui était né outre Atlantique. L’explication de l’embrigadement de Hadi Matar se trouve peut-être dans les réseaux sociaux qui ont aboli les frontières géographiques, idéologiques et religieuses dans ce monde en perpétuelle ébullition.
L’agresseur de Salman Rusdie n’a peut-être pas lu les « Versets sataniques », mais il a sûrement pris connaissance de la fatwa de Khomeiny et suivi les incessants appels au meurtre diffusés par les sites islamistes extrémistes.
En 1998, il y a eu une tentative d’enterrer la fatwa de Khomeiny quand l’ancien président iranien Mohammed Khatami avait promis que son gouvernement ne l’appliquerait pas. Une tentative avortée par l’intervention du guide Ali Khamenei qui, prenant le contre-pied de Khatami, réaffirma la validité du décret religieux contre l’écrivain britannique.
En écho à cette intolérance au sommet de l’Etat, la presse radicale iranienne a exprimé une satisfaction indécente et rivalisé d’éloges incongrus à l’intention de l’agresseur. Ainsi, le quotidien ultraconservateur Kayhan a félicité l’assaillant en ces termes: « Bravo à cet homme courageux et conscient de son devoir qui a attaqué l’apostat et le vicieux Salman Rushdie. Baisons la main de celui qui a déchiré le cou de l’ennemi de Dieu avec un couteau » !…
Salman Rushdie a échappé pendant 33 ans à ceux qui cherchaient à l’abattre. Pendant ces longues années, il n’était pas seulement habité par la peur d’un terroriste embusqué, mais aussi par la tristesse née, selon lui, d’un sentiment d’injustice dont l’écrivain et son livre sont « victimes ».
Cette tristesse est perceptible dans ses affirmations, dont celle-ci: « De toutes les ironies, a-t-t-il écrit un jour, la plus triste, c’est d’avoir travaillé pendant cinq ans pour donner une voix à la culture de l’immigration et de voir mon livre brûlé, le plus souvent sans avoir été lu, par ces gens mêmes dont il parle ».
Malgré cela, Salman Rusdie n’arrêtera pas d’écrire. Car, dit-il, dans un entretien avec France-Culture: « L’écriture, c’est ma façon de comprendre le monde. » Mais une partie de ce monde ne l’a pas compris et il a fini par en payer chèrement le prix.