Le président de la République semble reprocher à sa ministre de la Justice la mauvaise gestion du dossier des 57 magistrats révoqués. Certes, le décret a été signé par le chef de l’Etat; mais la responsabilité de la préparation de cette liste incombe en premier lieu à la ministre de la Justice. Alors, sera-t-elle contrainte de jouer le traditionnel rôle de fusible pour protéger son patron?
Errare humanum est, sed perseverare diabolicum. Car, on pourrait trouver des excuses à une personne de bonne foi si elle avait le courage de reconnaitre ses erreurs. Mais persister dans le déni pourrait lui être fatal. Politiquement, cela va sans dire. Et l’affaire des 57 magistrats en est un exemple.
Rebondissement
Ce vieux dicton s’applique parfaitement à Mme Leila Jaffel, ministre de la Justice. En effet, celle-ci réagit aux décisions du Tribunal administratif. Et ce, via un communiqué laconique paru hier dimanche 14 août. Ledit tribunal ayant donné gain de cause à 49 magistrats sur 57 congédiés. A travers la suspension de la mise en exécution des mesures de révocation.
Ainsi, elle annonce que les magistrats concernés par la révocation, en vertu des dispositions du décret-loi n° 35 du 1er juin 2022, font l’objet « de procédures de poursuites pénales ». Sans toutefois donner des détails sur ces poursuites.
Dans la foulée, l’Inspection générale du ministère de la Justice a adressé, hier lundi 15 août 2022, une circulaire aux hauts magistrats. Et ce, pour les informer que les bureaux des magistrats concernés par le décret présidentiel N°516 de l’année 2022, en date du 1er juin 2022, « font l’objet d’un inventaire. Et que l’accès y est interdit, jusqu’à ce que les mesures pénales soient exécutées à leur égard ».
En conséquence, « les chefs des juridictions doivent prendre les mesures nécessaires pour en préserver le contenu. De même qu’à désigner un gardien et appliquer les dispositions des articles 153 et 157 du Code pénal en cas d’infraction ». Entre temps, des sources concordantes confirment le changement des serrures.
Pied de nez
Cela veut-il dire que le ministère de tutelle refuse mordicus d’appliquer de facto les décisions du Tribunal administratif? A savoir un organe indépendant en vertu de l’article 116 de la Constitution du 2014. Lequel a compétence pour statuer sur les litiges mettant en cause l’administration et les pourvois pour excès de pouvoir?
Il s’agit d’un imbroglio juridique. Ainsi, selon le porte-parole du Tribunal administratif Imed Ghabri, le premier président du Tribunal administratif s’est basé, en rendant son jugement, « sur les résultats des procédures d’enquête qu’il a ordonnées. Et après avoir demandé aux autorités administratives concernées les éléments justificatifs et la motivation de chacune des décisions de révocation ».
De ce fait, « le traitement judiciaire des dossiers de révocation a été effectué en fonction des spécificités de chaque cas », avait-t-il ajouté.
Le porte-parole avait, par ailleurs, fait état de deux sortes de jugements rendus par le Tribunal administratif à propos de cette affaire. Citant les arrêts prononçant la suspension des décisions de révocation des magistrats pour « défaut de motif de droit et de fait les concernant ».
« S’agissant des décisions de révocation motivées, prises à l’encontre des autres magistrats, elles ont été rejetées par le Tribunal. Et ce, dès lors que les motifs de la révocation sont bien fondés », avait affirmé Imed Ghabri.
Pour rappel, selon le décret présidentiel publié en juin dernier, 57 magistrats, dont notamment Youssef Bouzakher, l’ancien procureur de la République, Béchir Akremi, l’ancien premier président de la Cour de cassation, Taieb Rached et l’ancien substitut du procureur de la République, Sofiene Sliti ont été relevés de leurs fonctions. Pour notamment: « corruption en matière financière »; « entrave à plusieurs enquêtes »; « changement du cours des affaires »; « perturbation des enquêtes sur des dossiers de terrorisme »; « manquement à l’éthique »; et, cerise sur le gâteau, pour… « adultère » !
Haro sur le décret présidentiel
A signaler à ce propos que ce décret présidentiel a été quasi unanimement rejeté par les partis politiques et vivement critiqué par plusieurs ONG, dont Human Rights Watch (HRW) et Amnesty International. De même, cette révocation avait entraîné plus d’un mois de grève, très suivie, de la part des différents corps de la magistrature.
Règlement de comptes?
Pour calmer les esprits, le président de la République, Kaïs Saïed, avait fini par admettre que les juges révoqués ont la possibilité de saisir la Justice. Tout en insistant sur la nécessité « de demander des comptes à tous ceux qui ont failli à leur devoir ». Une volte-face pour le chef de l’Etat, deux semaines après un référendum marqué par près de 70 % d’abstention ?
Alors comment le Président va-t-il traiter avec l’injustice de 49 magistrats qui seraient innocents sur les 57 révoqués? Ceux-ci ayant été salis lorsque leur identité fut publiée au Journal officiel?
En effet, l’hebdomadaire Acharâa El Magharibi vient de publier mardi 9 août, un rapport confidentiel du Conseil supérieur de la magistrature sur la révocation des magistrats. Selon ce rapport qualifié de « sérieux et intègre », la ministre s’est précipitée dans sa décision. Et ce, en accusant le conseil « de régler des comptes avec un nombre de ses collègues magistrats et d’induire en erreur le Président ». Le rapport aurait également donné raison à quelque 42 magistrats parmi les 57 révoqués.
Certes, ce décret a été signé par Kaïs Saïed, mais la responsabilité de la préparation de cette liste incombe en premier lieu à la ministre de la Justice. Alors, fera-t-il d’elle un bouc émissaire afin qu’elle supporte seule la responsabilité de la révocation des 57 magistrats? Et, de là, à l’écarter au prochain remaniement ministériel? Dans tous les cas de figure, Mme Leïla Jaffel est sur un siège éjectable.