Qui aurait pensé un jour que le Forum afro-japonais, tant attendu par une économie tunisienne exsangue, ouvrira la voie à la désastreuse implication de la Tunisie dans l’interminable crise du Sahara opposant le Maroc et l’Algérie? En fait, ce n’est pas le Ticad 8 qui était derrière cette brusque et brutale montée de la tension entre Tunis et Rabat. Mais plutôt la réaction exagérément disproportionnée du Maroc, l’inexpérience de notre président et l’amateurisme de notre diplomatie.
Cela fait plus d’un demi-siècle que le problème du Sahara occidental empoisonne les relations algéro-marocaines. Il s’érige en obstacle infranchissable face à tout effort d’intégration maghrébine. Mais pendant tout ce temps, la Tunisie a réussi à ménager la chèvre et le chou en manœuvrant, difficilement parfois, en vue de garder une neutralité qui nous assurait des relations normales aussi bien avec l’Algérie qu’avec le Maroc.
Il faut dire que l’organisation par la Tunisie de la Ticad 8 est intervenue dans un contexte de tension sans précédent au Maghreb où l’Algérie et le Maroc sont à couteaux tirés et la Libye déchirée par la guerre. Sans parler de la crise multiforme aiguë qui mine le pays organisateur.
« Ce n’est pas la Ticad 8 qui était derrière cette brusque et brutale montée de la tension entre Tunis et Rabat; mais la réaction exagérément disproportionnée du Maroc, l’inexpérience de notre président et l’amateurisme de notre diplomatie »
La normalisation du Maroc avec Israël, suite à la reconnaissance des Etats-Unis de la « marocanité » du Sahara, a élargi encore plus le fossé séparant Alger et Rabat. De tels développements ont, semble-t-il, enhardi le Maroc à un point tel que le roi Mohammed VI n’a pas hésité dans son discours du 20 août dernier à exiger carrément de tous les partenaires du Maroc de clarifier leur position sur la question du Sahara « d’une manière qui ne prête à aucune équivoque ».
Tout se passe comme si, six jours plus tard, le président Kaïs Saïed a tenu absolument à répondre à l’invitation de clarification des positions lancée par Mohammed VI aux pays avec lesquels le Maroc entretient des relations.
Comment penser autrement quand c’est Kaïs Saïed en personne qui a accueilli à la porte de l’avion Brahim Ghali, le président du Polisario, l’a accompagné ensuite au salon d’honneur et s’est entretenu avec lui entre les deux drapeaux tunisien et sahraoui? Une « clarification » d’autant plus convaincante pour le Maroc que les autorités de ce pays suivaient depuis un certain temps avec attention et appréhension le rapprochement entre Alger et Tunis.
« Comment penser autrement quand c’est Kaïs Saïed en personne qui a accueilli à la porte de l’avion Brahim Ghali, le président du Polisario, l’a accompagné ensuite au salon d’honneur et s’est entretenu avec lui entre les deux drapeaux tunisien et sahraoui? »
La crise tuniso-marocaine aurait-elle atteint une telle intensité si le président Saïed avait envoyé l’un de ses ministres pour accueillir le visiteur sahraoui? Probablement pas, car il aurait été difficile aux Marocains de s’en prendre à la Tunisie. Sachant qu’eux-mêmes avaient assisté aux Ticad 6 (au Kénya) et Ticad 7 (à Yokohama) où la délégation sahraouie était présente. Sachant aussi qu’au cours d’une réunion afro-européenne à Bruxelles, le chef du Polisario Brahim Ghali était filmé à peine trois pas derrière le roi Mohammed VI. Et ce, sans que celui-ci ne s’offusque outre mesure de cette proximité avec « l’ennemi séparatiste ».
La fureur un peu trop exagérée avec laquelle le Maroc a réagi contre la Tunisie ne peut donc s’expliquer que par le zèle protocolaire, tout aussi exagéré, avec lequel Kaïs Saïed a accueilli Brahim Ghali.
Ce zèle protocolaire qui a fait sortir le Maroc de ses gonds, ne peut que remplir d’aise l’Algérie et convaincre celui-là que celle-ci a réussi à détourner la Tunisie de sa position traditionnelle neutre et équilibrée au profit d’Alger et au détriment de Rabat.
Il est bien évident que, compte tenu de la situation économique, énergétique et alimentaire désastreuse dans laquelle nous nous trouvons, les dirigeants tunisiens ont toutes les raisons de courtiser l’Algérie dont l’économie est performante, le commerce florissant et les caisses pleines. Mais le minimum de la sagesse politique et de la maturité diplomatique devraient nous inciter à développer nos relations avec l’Algérie. Et ce, sans mettre en danger l’amitié traditionnelle qui nous a toujours liés au Maroc.
N’oublions pas qu’en 1980, quand Mouammar Kadhafi, avec le feu vert pour ne pas dire la complicité de l’Algérie, tenta de déstabiliser notre pays en attaquant Gafsa, feu Hassan II se rangea à nos côtés en affirmant que l’armée marocaine était prête à défendre la stabilité de la Tunisie.
« La fureur un peu trop exagérée avec laquelle le Maroc a réagi contre la Tunisie ne peut donc s’expliquer que par le zèle protocolaire, tout aussi exagéré, avec lequel Kaïs Saïed a accueilli Brahim Ghali »
Mais, visiblement, les leçons du passé ne servent à rien pour un président convaincu que l’histoire de la Tunisie commence en 2011 et le XXIe siècle en 2022, comme il l’a étrangement formulé dans son discours d’ouverture de la Ticad 8.
Les leçons du passé ne servent à rien non plus pour une diplomatie minée par l’amateurisme et l’incompétence. Une diplomatie qui, en une décennie, a terni l’image du pays plus qu’elle ne l’a rehaussée, et desservi ses intérêts plus qu’elle ne les a servis. Et c’est dans la logique des choses quand on sait que même un Rafik Bouchlaka, rien que parce qu’il est le mari de la fille du gourou, pouvait devenir ministre des Affaires étrangères!
Le propre de la diplomatie est de désamorcer les crises et non de les aggraver. Or, le communiqué du ministère des Affaires étrangères est aussi peu diplomatique que le communiqué publié quelques heures plus tôt à Rabat. Les deux communiqués sont dictés par la colère, la fureur même.
Cet emportement de part et d’autre a fait que ni Tunis ni Rabat n’ont cherché à désamorcer la crise de trop qui vient d’envenimer la relation des deux anciens amis. Une crise de trop qui vient s’ajouter à la crise lancinante entre l’Algérie et le Maroc et la crise sanglante qui déchire la Libye.