« L’indépendance de l’Etat n’est pas absolue car l’autorité de l’Etat se heurte d’une part à l’existence de la morale et du droit et d’autre part à l’existence d’une communauté internationale ». Francisco de Vitoria (1480-1546)
Le dimanche 21 août 2022, le président de la République Kaïs Saïed a reçu au palais de Carthage une délégation du Congrès américain ainsi que la chargée d’affaires à l’ambassade des Etats-Unis à Tunis, Natasha Franceschi, elle-même convoquée quatre jours plus tôt par le ministre des Affaires étrangères tunisien. Cette démarche des représentants du Congrès fait suite au propos exprimés par certains législateurs américains sur le « recul démocratique » constaté en Tunisie, appelant l’Administration Biden ainsi que les membres du panel de la Chambre des Représentants des Etats-Unis à s’assurer que l’aide soit tributaire d’un bon environnement politique.
Kaïs Saïed, qui a renversé le gouvernement, suspendu le parlement avant de le dissoudre, marginalisé les partenaires sociaux, déstabilisé la justice et qui assume seul tous les pouvoirs, a appelé les Tunisiens et les Tunisiennes à se prononcer par un référendum, expédié à grande vitesse, sur un projet de Constitution élaborée ex nihilo.
En dépit de toutes ces entorses portées à la démocratie et aux libertés publiques, il a jugé, non sans outrecuidance, inacceptables ces critiques. Car, dit-il, la Tunisie est un Etat indépendant et souverain.
Dans la rhétorique de Kaïs Saïed le maître-mot est le coup de gueule. A l’art de persuasion par les discours, il préfère de loin le conflit et la dénonciation des inégalités, de l’injustice et de toute entreprise visant à perpétuer des privilèges inconciliables avec les intérêts du peuple.
Tout ce qui émane des acteurs contestataires locaux qui revendiquent un large soutien sur la scène internationale et dénoncent un régime despotique qui s’accommode de l’absence d’institutions représentatives élues librement, lui paraît relever du complot.
A l’adresse de certains ambassadeurs, de délégations de personnalités politiques ou congressistes étrangers qui viennent lui exprimer leur préoccupation, qui s’émeuvent ou s’indignent, il rappelle sans nuance que charbonnier est maître chez soi car nul ne saurait se soumettre aux remontrances dans sa propre demeure.
« Kaïs Saïed, qui a renversé le gouvernement, suspendu le parlement avant de le dissoudre, marginalisé les partenaires sociaux, déstabilisé la justice et qui assume seul tous les pouvoirs […] a jugé, non sans outrecuidance, inacceptables ces critiques car, dit-il, la Tunisie est un Etat indépendant et souverain »
Le chef d’un pays indépendant traite comme il l’entend les affaires de l’Etat qu’il préside. Il n’est donc pas tenu de plaire à des pays étrangers encore moins se soumettre aux pressions, aux tentatives d’influencer, d’interférer et de questionner l’intégrité des institutions démocratiques, surtout s’il est persuadé qu’il bénéficie de l’appui nécessaire du peuple.
Quant au respect des libertés et des droits fondamentaux des citoyens, il déclare à tout bout de champ qu’il en est le garant dans le cadre d’un système politique et selon un mode de gouvernement qu’il tient pour irréprochables.
C’est alors qu’intervient le mot magique de souveraineté, qui est l’attribut d’une instance telle que nul organe ne lui impose sa loi, qui est l’attribut de l’être qui fonde l’autorité d’un État en lequel celui-ci puise, en le représentant, sa légitimité: le peuple.
La souveraineté s’avère être pour Kaïs Saïed un rempart commode chaque fois qu’on lui rappelle qu’il exerce un pouvoir absolu, que l’organisation de l’Etat n’obéit plus au principe de la séparation des pouvoirs mais fonctionne selon une logique et des procédures contraires aux valeurs démocratiques, en dépit du fait que l’interdépendance des nations est devenue la caractéristique distinctive de nos économies et sociétés contemporaines. Même si la tentation est grande, elle ne permet plus de s’accrocher aux vielles certitudes.
Le vocable de souveraineté dont use et abuse Kaïs Saïed, ressemble tout à coup à un principe sacré, à ce qui ne peut être enfreint sans qu’aussitôt s’élèvent des voix qui exigent réparation. C’est en ce sens que le terme de souveraineté apparaît dans le discours politique en prenant une valeur nettement réactionnaire et n’a pour lui d’autre sens que les réflexes qu’il oppose à toute ingérence dans ses affaires privées.
Parce qu’elle a été forgée à une époque dépassée, celle de l’émergence des Etats-nations, la souveraineté s’applique mal aux processus auxquels on assiste aujourd’hui, celui de mondialisation.
Ce phénomène contemporain, qui est tout à fait pertinent pour caractériser nombre d’activités économiques et surtout financières, et qui facilite la propagation des émotions collectives, n’altère pas fondamentalement le diagnostic.
Dans la durée et en raison du développement des techniques de l’information et de la communication, le réseau des interdépendances réellement planétaires se densifie au point de faire émerger une véritable communauté des hommes et de construction de puissances régionales qui rendent le concept de souveraineté, brandi par les Etats à chaque fois qu’intrusion est faite dans leurs compétences, tout à fait désuet.
« La souveraineté s’avère être pour Kaïs Saïed un rempart commode chaque fois qu’on lui rappelle qu’il exerce un pouvoir absolu, que l’organisation de l’Etat n’obéit plus au principe de la séparation des pouvoirs ».
Ainsi rattrapé par les mobilisations suscitées par l’initiative d’acteurs-clés de la fabrique de l’opinion publique internationale: gouvernements, médias, ONG et intellectuels, qui font remonter les revendications des mouvements d’opposition locaux sur la scène internationale, Kaïs Saïed dénonce des campagnes hostiles qui ne sont ni plus ni moins que de l’ingérence, un vocable que le dictionnaire défini comme étant le fait de se « mêler de quelque chose sans en avoir le droit ».
Or, dans certains cas, ce qui passe d’ordinaire pour une intrusion dans les affaires d’autrui peut devenir un droit et même un devoir. Tel qu’il est revendiqué aujourd’hui, le droit d’ingérence ne peut se présenter à l’esprit que sur fond d’universalité humaine dès lors qu’une gestion particulière d’une nation se révèle incompatible avec le respect des valeurs de la liberté, qu’il s’agisse d’un projet de Constitution ou d’un programme gouvernemental.
Les accords bilatéraux ou une coopération multilatérale proclamée et protégée par des conventions et des traités ayant force de loi en vue de réduire les inégalités, d’assister des populations ou de promouvoir partout dans le monde des conditions d’existence acceptables font appel, si besoin est, au devoir d’ingérence.
Dans le cas présent, c’est uniquement le respect dû aux personnes et aux intérêts d’un Etat étranger ou d’une institution financière internationale que se pose la question d’une interférence extérieure qui trouve son inspiration dans l’idée de justice, de paix et de prospérité.
Jadis, la « politique de la canonnière », consistait à tirer depuis la mer au canon sur les côtes des Etats qui ne payaient pas leurs dettes financières. Aujourd’hui, l’idée même d’une récupération de vive force est exclue, tout comme celle de mesures de rétorsions. Et ce sont les créanciers qui choisissent désormais les accommodements.
On use alors d’une diplomatie conciliante par référence aux processus et résultats politiques et institutionnels nécessaires pour atteindre les objectifs de développement d’un Etat qui soient à même de lui permettre d’honorer ses dettes.
L’ensemble des conditions exigées des Etats « souverains » par les Etats et par les deux plus grandes institutions financières internationales, en échange d’une restructuration de leurs dettes, n’est-il pas devenu l’un des sujets auquel l’on se réfère le plus généralement pour évoquer l’ingérence étrangère dans la vie politique d’un grand nombre de pays?
Sauf que les rééchelonnements ou les réductions des dettes sont assortis d’une exigence de réformes économiques libérales, souvent draconiennes, longtemps désapprouvées par les Etats débiteurs. Car susceptibles de menacer la paix sociale, d’amener les populations à la révolte. Poussant à une remise en question de l’institution démocratique et à un renversement des gouvernements en place.
« Kaïs Saïed dénonce des campagnes hostiles qui ne sont ni plus ni moins que de l’ingérence, un vocable que le dictionnaire défini comme étant le fait de se mêler de quelque chose sans en avoir le droit ».
Voilà que certains vocables, dont on croyait l’usage à jamais révolu, ont refait surface sur la scène politique et diplomatique tunisienne. On croyait pourtant que de telles accusations étaient passées de mode, qu’elles étaient devenues tout à fait inopportunes par rapport à la nouvelle réalité politique et institutionnelle du pays et au caractère sans précédent de l’interdépendance économique.
C’est que l’accusation d’ingérence, qui renvoi au phénomène totalitaire, a été longtemps une spécificité de la politique extérieure du régime précédent, méfiant jusqu’à l’obsession et ne tolérant aucune critique.
Tout jugement politique était ainsi considéré comme une attitude hostile envers le pays et son gouvernement et appelait une réplique cinglante et instantanée de la part des « forces vives de la nation » qui se mettaient à dénoncer en chœur tel ou tel propos qu’ils qualifiaient d’insupportable immixtion dans les affaires intérieures d’un Etat indépendant et souverain, entendez par-là coupable d’intervention non désirée dans les affaires d’un Etat libre d’agir à sa guise et en toute impunité.
Les auteurs des propos, qu’ils soient personnalités politiques, ONG ou médias, étaient alors soit soupçonnés de relancer une politique néocolonialiste ou hégémonique, soit qualifiés de donneurs de leçons méritant largement qu’on leur rappelle qu’ils feraient mieux de balayer devant leur porte.
De telles réactions, souvent démesurées, étaient pour ainsi dire ritualisées, obéissaient à un dispositif de propagande médiatique organisé où chaque partie jouait le rôle qui lui était prescrit. Ces régimes ne concédaient donc à personne le droit de les juger et prenaient ombrage pour peu qu’on osa dénoncer leurs dérives en matière de respect des droits et des libertés.
Face au discours sur les droits de l’Homme, l’élément de réponse chaque fois invoqué était le droit à la différence culturelle, l’argument ressassé que la démocratie et les droits de l’Homme ne sauraient s’exporter clefs en mains et que la promotion des valeurs universelles peut se faire dans le respect de l’identité et de la diversité des cultures.
Était également mise en avant la charte des Nations Unies qui soustrait explicitement à l’autorité de la communauté internationale tout ce qui relève de la juridiction intérieure des Etats membres. La diplomatie des droits de l’Homme est considérée de ce fait comme une ingérence dans les affaires intérieures.
« Voilà que certains vocables, dont on croyait l’usage à jamais révolu, ont refait surface sur la scène politique et diplomatique tunisienne »
De tels arguments relèvent d’une rhétorique qui remonte au temps où la justice était aux ordres d’un pouvoir autocratique et en permanence dans le collimateur des organisations humanitaires internationales pour ses violations des droits de l’Homme.
Si un ambassadeur d’une puissance amie se déclare aujourd’hui « déçu » ou « préoccupé » par le mode opératoire de Kaïs Saïed en matière de gestion de l’institution judiciaire par exemple, il le fait par fidélité aux valeurs démocratiques et aux principes des droits de l’Homme. Il ne fait qu’exprimer une inquiétude qui n’est certainement pas prétexte à une entrée en guerre de son pays pas plus que le nouveau statut de suzerain Saïed ne nous rendrait responsables de casus belli.
Il ne s’agit ni de renverser un régime ni de compromettre la légitimité d’un Etat, mais d’envoyer un signal au dirigeant fortement tributaire du soutien de la communauté internationale, en lui rappelant qu’un retour à la légitimité constitutionnelle reste à accomplir.
Certes, le droit international réprime dans son principe toute forme d’ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat, mais les principes sur lesquels il repose se trouvent confrontés de plus en plus au respect d’autres principes, jugés supérieurs, ceux-là mêmes de la sauvegarde des droits fondamentaux de la personne.
Pendant longtemps le principe de non-ingérence a représenté une sorte de prétexte de tel ou tel régime politique pour réfuter les accusations ou les condamnations suite à ses excès, et le droit de regard des Etats tiers ou d’un organisme international.
« Il ne fait qu’exprimer une inquiétude qui n’est certainement pas prétexte à une entrée en guerre de son pays pas plus que le nouveau statut de suzerain Saïed ne nous rendrait responsables de casus belli »
Il devient de nos jours de plus en plus anachronique de recourir à la tactique classique qui consiste de jeter des cris d’orfraie, crier à l’offense à chaque fois qu’on nous critique, faire appel au principe de souveraineté et d’invoquer la non-ingérence dans le but de justifier des pratiques inacceptables.
A l’instar du droit international, la diplomatie, née au XVe siècle dans les Républiques italiennes, est restée longtemps une institution fortement assise, ayant ses traditions bien définies, ses règles fixes et immuables.
A partir d’une certaine époque elle s’est modifiée, s’est transformée et s’est adaptée graduellement aux circonstances. Pour les responsables de notre dispositif diplomatique, une adaptation au changement s’impose par le choix du modèle incontournable des démocraties pluralistes, transparentes, ouvertes à toutes les idées, à toutes les influences, où les opinions publiques et la presse exercent une critique permanente, vigilante et une pression constante pour la manifestation de la vérité.
Autrement c’est le retour au régime de dictature, à l’opacité, au secret, à l’absence d’opinion publique autonome, de liberté et donc de moyens pour l’observateur tunisien ou étranger de s’informer, de contrôler, de vérifier et de dénoncer.