En se rendant à Paris, de deux choses l’une, soit que Najla Bouden entendait simplement prendre l’air et se soustraire à l’emprise d’un président de la République qui la convoque chaque lundi pour lui assigner une feuille de route qui ne mène nulle part car elle n’a ni pouvoir ni stratégie pour maîtriser les crises en étant encore moins comptable de sa politique devant une représentation nationale; soit qu’elle trouvait là une opportunité de sortir de l’ombre, d’être elle-même, de faire en sorte d’acquérir un entregent qui l’entraînerait au-delà de la sphère étroite où la confine Kaïs Saïed, de faire preuve d’une agilité empathique et d’une intelligence émotionnelle dignes d’une cheffe de Gouvernement.
A Paris, Najla Bouden a certainement découvert une certaine liberté qui prend le pas sur l’assiduité obstinée à sa tâche, le respect des consignes et la docilité et l’obéissance aux ordres de celui qui ne s’adresse à elle que sur le ton du commandement.
En se dérobant à cet espace hiérarchique, elle se libère pour quelques jours de son statut de subordonnée savante, fait oublier de manière temporaire cette élégance frêle qui lui donne un profil de fragilité, un manque de force et de fermeté que remplacera la stature d’une dirigeante politique qui sera visualisée autrement.
Elle débarque à Paris sans complexe. Désormais, la Tunisie et la France ce sont les mêmes difficultés, les mêmes griefs, les mêmes vaines propositions, les mêmes tensions. A part la routine des entrevues politiques que la cheffe de Gouvernement avait eues avec son homologue Elizabeth Borne, première Ministre d’une France plus que jamais inquiète de manquer ses objectifs suite à un contexte de crise économique et énergétique sans précédent, Najla Bouden n’avait plus grand-chose à proposer pour « resserrer les liens »; surtout que nous n’avions ni gaz ni pétrole à exporter.
« A part la routine des entrevues politiques que la cheffe de Gouvernement avait eues avec son homologue Elizabeth Borne […] Najla Bouden n’avait plus grand-chose à proposer pour « resserrer les liens » surtout que nous n’avions ni gaz ni pétrole à exporter »
Pour que son séjour à Paris ne soit pas pris pour une courte villégiature, et pour se rendre enfin utile, Najla Bouden a assisté à l’hippodrome de Longchamp à La Rencontre des entrepreneurs de France. Elle y a même pris la parole pour faire profiter les membres du patronat français présents, qui avaient la tête ailleurs, du succès de La Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l’Afrique (TICAD 8), qui s’est tenue à Tunis à la fin du mois d’août.
Mal lui en a pris: car au lieu de leur parler de l’Afrique, un continent à la dérive, où l’on ne compte plus les coups d’Etats, les guerres civiles et les attentats djihadistes, sans parler de sa population qui croît plus vite que la production de nourriture, elle aurait mieux fait de leur faire partager l’expérience tunisienne en matière de crise économique.
Dans ce domaine, la Tunisie s’avère un cas édifiant pour la France. Car il y a longtemps qu’elle a cessé de fonctionner comme la métaphore de la fin d’un monde d’avant, celui de « la fin de l’abondance » et de « la fin de l’insouciance », pour celui d’un monde d’après qui va rendre nécessaires « des efforts », voire « des sacrifices », comme l’évoqua le président Emmanuel Macron.
Le monde du dérèglement climatique, de la sécheresse, de la pénurie d’eau de l’impact de la flambée des prix de l’énergie. On discute déjà à Matignon des opérations de délestages tournants en fourniture d’électricité en cas d’hiver rigoureux. On évoque des plans de sobriété collective, voire de rationnement. Bref, toutes les conditions pour une rentrée sociale agitée.
Cependant, en dépit de la crise européenne, l’exécutif tente de suivre une ligne de crête: préparer les esprits à une situation difficile dans les mois à venir; tout en rassurant les Français sur la capacité du gouvernement à les protéger.
Si en France l’ordre institutionnel demeure bien en place, la Tunisie est l’élément vivant d’un régime politique en pièces: faiblesse du système de gouvernance; pouvoir exceptionnel d’un président de la République qui l’exerce par ordonnances; et l’incapacité structurelle du gouvernement à tenir ses engagements.
« … Au lieu de leur parler de l’Afrique, un continent à la dérive, où l’on ne compte plus les coups d’Etats, les guerres civiles et les attentats djihadistes, sans parler de sa population qui croît plus vite que la production de nourriture, elle aurait mieux fait de leur faire partager l’expérience tunisienne en matière de crise économique »
De ce côté-ci de la Méditerranée, il y a longtemps que le cauchemar des pénuries est entré dans les mœurs. Car nous avons la tradition du manque et de la souffrance. La ration du pain et de pâtes alimentaires est devenue insuffisante, les besoins en lait non couverts, la fourniture de beurre non assurée, le coût des œufs a quadruplé, la période de soudure entre les récoltes de légumes a réduit leur quantité, l’approvisionnement aléatoire du sucre, du café, de l’alimentation pour le bétail et des volailles fait remonter la tension sur les prix de leurs viandes.
Plus grave, les réserves stratégiques en carburant sont déjà bien entamées, sans perspective d’approvisionnement. Les premières queues sont signalées, le début des restrictions est à prévoir avec pour corollaire la ruée vers les étals vides. C’est le temps des premières récriminations, des demandes de réglementation et de la mise en place effective du rationnement.
Pour le chef de l’Etat, c’est l’éternelle rengaine: la responsabilité du malheur incombe forcément « aux autres ». A savoir: les spéculateurs, accapareurs et « fauteurs de misère ». Mais plus personne n’est dupe. Sa politique met à jour des ressentiments et des dispositions d’esprit qui auront bientôt la possibilité de s’exprimer ouvertement et violemment.
Comme beaucoup de dirigeants qui s’occupent rarement de la vraie vie, probablement grisée par la solennité d’un sommet de gueux qui, en l’absence du premier Ministre japonais, s’est achevé en vrille suite à la grave crise diplomatique avec le Maroc, Najla Bouden s’était crue, malgré tout, parfaitement qualifiée pour plaider la cause de l’Afrique, se faire porte-parole des dirigeants du continent en en valorisant l’image devant un parterre de chefs d’entreprise qui en savent certainement plus sur l’Afrique que le plus illustre conteur des arbres à palabre.
Or, son plaidoyer fut consternant autant dans la forme que dans le fond. Dans la forme, l’exposé fut ainsi un vrai raté de la communication! Rébarbatif et sans éloquence, il semblait tiré d’une encyclopédie en ligne.
« Pour le chef de l’Etat c’est l’éternelle rengaine: la responsabilité du malheur incombe forcément « aux autres », spéculateurs, accapareurs et « fauteurs de misère ».
Accrochée à son texte, qu’elle débitait machinalement et sans contact visuel avec l’auditoire, Najla Bouden s’est égarée dans un excès de précisions inutiles. Le ton monotone de sa voix s’affaisse par moment dès qu’il s’agit de relater des chiffres, des statistiques ou des clichés sur le potentiel du continent africain et de ses populations énergiques et laborieuses.
C’est alors qu’elle devient encore moins audible, génère l’ennui, la perte d’intérêt et sème le doute sur le degré de ses convictions et de son engagement pour une cause difficile à défendre autrement que par un excès de paroles futiles.
Venons-en au fond. La coopération entre la France et le continent noir n’a pas attendue le forum de la TICAD, ni l’intervention de Najla Bouden pour exister. Jadis qualifiée d’aide publique au développement de l’Afrique, elle relevait du domaine réservé du chef de l’Etat français. Et tous les présidents, de Charles de Gaulle à Emmanuel Macron, ont fait preuve en matière de coopération avec l’Afrique d’une remarquable continuité. Celle-ci reposait sur le couple solidarité/intérêt.
Une association où l’intérêt et l’influence priment largement sur la générosité. Car l’aide accordée à un continent qui regorge de tant de richesses minières et autres n’est à aucun moment de l’argent perdu, mais un très bon placement.
Comme l’exprimait le slogan mitterrandien « Aider le Tiers monde, c’est s’aider soi-même. Il ne croyait pas si bien dire puisque des études estimaient en effet que 80% des sommes affectées à l’aide au Tiers monde reviennent dans le pays donateur sous forme de salaires, de commandes passées à ses entreprises, de réinvestissements d’économies personnelles et de bénéfices d’entreprises. Sur le plan économique, l’aide donne l’accès aux matières premières et accorde les préférences aux entreprises françaises.
En politique étrangère, elle accroît l’influence diplomatique française dans les organisations internationales. De même qu’elle élargit sur le plan culturel l’espace de la francophonie qui guide toute action de coopération.
« La coopération entre la France et le continent noir n’a pas attendue le forum de la TICAD ni l’intervention de Najla Bouden pour exister »
D’ailleurs, en 1955, le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny, pour exprimer le souhait qu’il partageait à l’époque avec un certain nombre de dirigeants africains de conserver des relations privilégiées avec la France, avait lancé l’expression « Françafrique ». Au départ connotée positivement, elle acquérait plus tard une signification péjorative pour sa vocation néocoloniale. Pour devenir synonyme de diplomatie de l’ombre, de réseaux politiques occultes au plus haut niveau des Etats et de scandales financiers.
Mme Najla Bouden a bien résumé la nature de la coopération entre l’Europe et l’Afrique, un continent qu’elle rendit méconnaissable. Car les mots remplacent ici avantageusement une réalité bien plus problématique.
Pour ce faire, elle déroule jusqu’à plus soif et sans provocation, tellement elle est à côté de la réalité, l’interminable liste de tout ce que l’Afrique est en mesure d’offrir à la France et à l’Europe en matière de ressources naturelles, de capital humain, de capacité de production et de transformation, de marchés potentiels, d’échanges et de partenariat, d’intégration économique et de solidarité. En somme, des forces considérables qui feraient de l’Afrique un promoteur de la croissance mondiale.
Après un tel panégyrique, on arrive au sujet qui fâche, car le continent a davantage besoin de financements, davantage d’investissements et le courage de l’Europe de miser sur son potentiel.
Désormais parraine du forum, Najla Bouden s’est aventurée à faire quelques recommandations en faveur des pays africains de manière à instaurer un rapport gagnant/gagnant. Telle une augmentation de la part des droits des tirages spéciaux (DTS) du FMI pour l’Afrique à un taux bas. Et ce, afin de permettre aux états africains de faire face à leurs besoins de financements immédiats.
« Najla Bouden a bien résumé la nature de la coopération entre l’Europe et l’Afrique, un continent qu’elle rendit méconnaissable car les mots remplacent ici avantageusement une réalité bien plus problématique »
Dans la mesure où il n’y a pas de développement sans paix, sans sécurité et sans stabilité politique, il revient alors aux Nations-Unies de faire le ménage: terrorisme, criminalité, corruption, piraterie et trafics d’êtres humains doivent être éradiqués. Les gouvernements africains, lorsqu’ils ne sont pas complices sont impuissants.
Malgré ces fléaux, et bien d’autres encore, elle propose que l’Afrique puisse disposer d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU ainsi qu’au sein du G20. Rien que cela?
Certes, pour les chefs d’entreprise présents, investir directement à l’étranger, en Afrique ou ailleurs, est une pierre angulaire dans la croissance d’une grande entreprise et une aubaine pour le pays bénéficiaire. Mais elle n’est pas sans risque.
Les compagnies y réfléchissent souvent à deux fois avant de placer leur argent dans certains pays d’Afrique où la corruption prospère, où les élites dirigeantes avaient toujours eu une fâcheuse tendance à détourner l’aide étrangère et à rançonner les investisseurs.
Pour éviter que leurs actifs ne tombent entre les mains des dirigeants locaux, la plupart des entreprises préfèrent tenter leur chance dans des Etats proposant des dispositifs de protection, lieu d’une économie et d’une politique stables. C’est loin d’être le cas pour de nombreux pays du continent noir.
En effet, Najla Bouden emportée par l’émotion que suscite chez elle l’unité africaine, elle a omis de rappeler que la riche Afrique, victime de ses élites, est devenue terre de désespérance humaine, qu’elle concentre conflits et désastres humanitaires, qu’elle fut la seule partie du monde où le revenu par tête est en constante diminution.
Dans ses métropoles, les bidonvilles sont importants, les logements et les infrastructures urbaines de transport, d’adduction d’eau, de santé et d’éducation etc. sont généralement insuffisantes. L’emploi informel en zone urbaine ou rurale est majoritaire.
C’est cette Afrique qui sera bientôt le récipiendaire des 30 milliards de dollars d’aide japonaise. Des clopinettes si l’on estime que pour une population de 1 milliard et demi cela fait 20 dollars par habitant. Pour des millions d’Africains qui disposent de moins de 2 dollars par jour c’est toujours cela de pris.
« Il revient alors aux Nations-Unies de faire le ménage : terrorisme, criminalité, corruption, piraterie et trafics d’êtres humains doivent être éradiqués, les gouvernements africains, lorsqu’ils ne sont pas complices sont impuissants »
Najla Bouden ne pouvait pas terminer sa causerie sans une note d’espoir, sans citer la Tunisie au tableau d’honneur des réussites exemplaires, économique autant que politique. Bien que dépourvue de ressources naturelles, elle est riche de son capital humain (en fuite), de ses infrastructures (brinquebalantes) et de son administration (tatillonne et despotique) qui offrira un climat optimal pour les hommes d’affaires qui n’auront plus à subir « la guillotine des procédures ».
Le programme des réformes présenté au FMI par la Tunisie est bien accepté et permettra au pays d’engager de vraies réformes structurelles (pour améliorer le mal-être global). Tout cela, dit-elle, pour mieux positionner le site tunisien sur le « radar des investisseurs internationaux ». Surtout dans le domaine de la croissance verte, celle de l’énergie solaire et de l’hydrogène vert.
Enfin, rien ne se réalisera en Tunisie sans un climat de liberté et de stabilité politique avec le prochain retour à la normale de toutes les institutions démocratiques. Suit alors un hymne au référendum sur le projet de constitution approuvé par 95% des votants (avec un taux de participation de 30%). Un vrai plébiscite. Merci qui?