Fayçal Derbel, expert comptable de son état à la réputation établie et président d’honneur de l’ordre des experts comptables, il s’est invité moins dans la politique que dans la sphère du pouvoir exécutif en tant que conseiller de l’ancien chef du gouvernement Youssef Chahed. Il avait en charge des sujets épineux (Entreprises publiques, GAFI, RNE). Il s’en est acquitté du mieux qu’on pouvait l’espérer.
Enrôlé au sein de l’ARP, il avait fait passer ses convictions sur toute autre considération, sans la moindre concession politique.
Fayçal Derbel revient sur la situation économique et financière du pays. Il jette une lumière crue sur les comptes de la nation. Il établit un constat à la manière d’un orfèvre. Et formule au passage les pistes d’actions pour une sortie de crise. Interview.
Fayçal Derbel, président d’honneur de l’ordre des experts comptables de Tunisie, pouvez-vous dresser un état des lieux de la situation économique actuelle du pays et indiquer les horizons futurs et prévisibles de cette situation ?
L’état des lieux de la situation économique actuelle se fait remarquer par l’émersion de records déplorables et alarmants de certains indicateurs clefs de la santé économique du pays.
1- Un record au niveau du taux d’inflation qui ne cesse d’augmenter d’un mois à l’autre pour atteindre au mois d’août 2022 8,6%, soit le plus haut historique depuis au moins trois décennies. Cette situation est d’autant plus inquiétante qu’elle provient, entre autres, de l’augmentation des prix des produits alimentaires (+11,9%), frappant de plein fouet le pouvoir d’achat, notamment des couches sociales démunies.
2 – Un record au niveau du déficit de la balance commerciale qui a atteint 16,9 milliards de dinars fin août 2022 contre 10,5 milliards de dinars à la même date de l’année dernière et 16,2 milliards de dinars au titre de toute l’année 2021 (12 mois).
Autrement dit, le déficit commercial des huit premiers mois de 2022 a dépassé celui de toute l’année 2021. Vraisemblablement, l’année 2022 pourrait être clôturée avec un déficit commercial de l’ordre de 25 milliards de dinars, soit environ 18% du PIB !
3 – Le déficit de la balance alimentaire a, quant à lui, enregistré un autre record, atteignant 2,2 milliards de dinars à fin août 2022, contre 1,3 milliard de dinars à la même date de l’année 2021, et 1,9 milliard de dinars au titre de toute l’année 2021 (12 mois). Cette dégradation a fait baisser drastiquement le taux de couverture (l’indépendance alimentaire, critère incontournable de la souveraineté de l’Etat) qui passe de 70% à fin 2021 à 63,8% en août 2022.
4 – Le cours du dollar a enregistré une hausse vertigineuse face à notre monnaie locale : le dinar tunisien. Selon les « indicateurs monétaires et financiers quotidiens publiés par la Banque centrale de Tunisie », le dollar, qui a été à 2,8112 L’Économiste Maghrébin I du 28 septembre au 12 octobre 2022 33 Le grand entretien dinars le 20 septembre 2021, est une année plus tard (20 septembre 2022), à 3,2375 dinars, soit une augmentation de 15,16%. Une pareille hausse (ou encore mieux, une telle dépréciation) n’a été enregistrée auparavant que suite aux opérations de dévaluation du dinar effectuées le siècle précédent. Lorsque l’on sait qu’une augmentation de 10 millimes du cours de change coûterait au budget de l’Etat 40 millions de dinars, selon le rapport du ministère des Finances sur le budget de 2022. L’impact de cette « Euphorie » du dollar sur le budget de l’Etat comme besoin de financement supplémentaire (en ressources extérieures) peut être estimé à 1,76 milliard de dinars !
5 – Les déficits cumulés et le niveau excessivement élevé de l’endettement de certaines entreprises publiques, constituent un triste « record » nocif et préjudiciable qui vient ternir davantage la situation économique du pays. Faute de disposer des données récentes (2021), et en se référant aux états financiers de l’exercice 2020, l’on relève plusieurs entreprises publiques dont les fonds propres sont lourdement négatifs, dépassant les 10 milliards de dinars ! A lui seul, l’Office des céréales doit à la Banque Nationale Agricole (BNA) à fin juin 2022 des engagements totalisant 4,413 milliards de dinars, soit 26% du total des engagements de la clientèle et 2,4 fois les capitaux propres de la banque ! Mieux encore, et selon les rapports des commissaires aux comptes de la banque, les chèques tirés par l’Office des céréales sur la Trésorerie générale de Tunisie au titre de ses droits à la compensation et totalisant 1,876 millions de dinars ne sont pas encaissés au 30 juin 2022. Une situation catastrophique et chaotique qui se passe de tout commentaire !
6 – Ajoutée à la flambée des prix, la pénurie de plusieurs produits de base pour des périodes relativement longues, a constitué une véritable onde de choc au point de devenir un fléau économique – mais surtout un danger politique – que le Tunisien, qui n’a pas vécu la Deuxième Guerre mondiale, n’a jamais connu.
Il est vrai que certaines pratiques spéculatives pourraient expliquer, en partie, les causes de cette pénurie, mais les véritables origines s’expliquent par le manque d’approvisionnement de certains produits de base, comme il est indiqué ci-après.
Une baisse en quantité de 23% de l’importation des céréales, non compensée par une amélioration de la récolte céréalière de la saison, ne pourrait que conduire à une rupture des stocks des fabricants et une pénurie des produits de base chez les commerçants.
Une augmentation de 11% des quantités de sucre importées ne permet pas de couvrir les besoins supplémentaires résultant de la reprise des activités et surtout de l’arrivée massive des touristes (4 millions contre 1,5 millions en 2021).
Vous venez de dresser un constat, qu’en est-il des horizons prévisibles ?
Quant aux horizons prévisibles de la situation économique telle qu’elle pourrait résulter de l’état des lieux que je viens d’évoquer, il convient de préciser tout d’abord que les préjudices subis jusque-là ne sont plus réparables et les manques à gagner ne sont pas rattrapables, du moins durant la période restante jusqu’à la fin de l’année.
Ni le taux d’inflation, ni le déficit commercial, ni enfin le cours du dollar face au dinar, ne peuvent revenir à leurs niveaux d’avant crise, et être non annonciateurs d’effondrement économique.
Bien au contraire, à l’état actuel des choses, il semble que la détérioration des finances publiques pourrait se poursuivre jusqu’à la fin de l’année en cours, raison pour laquelle il est quasiment impossible, aujourd’hui, de préparer une loi de finances rectificative pour l’année 2022. L’élaboration des projections financières à fin 2022, pour les besoins d’un nouveau cadrage macroéconomique permettant l’actualisation du budget, suppose l’évaluation du besoin en financement complémentaire, aussi bien en ressources propres qu’en ressources d’emprunts (intérieurs et extérieurs).
Le calcul du besoin en financement complémentaire requiert une estimation :
– Des ressources propres ;
– Des dépenses de fonctionnement, d’intervention et de transfert
; – Des remboursements des emprunts ;
– De l’impact des augmentations du prix du baril ;
– De l’impact de l’augmentation du cours du dollar.
(1) – (17.472 MDT x 2) – 1.000 MDT (recette exceptionnelle provenant amnistie) = 33,944 MdDT (2) – Estimation des effets de la mise en application de l’accord du 6 février 2021 (et non 2022) entre le gouvernement et l’UGTT.
En se basant sur certaines hypothèses, nous pouvons prévoir l’estimation de l’actualisation du budget 2022 ainsi qu’il suit, (chiffres exprimés en millions de DT), avec une marge d’erreur qui dépend des facteurs et d’événements futurs qui ne peuvent pas être repérés.
Un besoin en ressources d’emprunt de 24,49 milliards de DT, dont 5,5 milliards de DT déjà mobilisés à fin juin 2022, d’où une mobilisation complémentaire de ressources d’emprunt au titre du second semestre (d’ici fin décembre 2022) de 18,99 milliards de dinars ! La mobilisation d’un tel montant est quasiment impossible. Faut-il alors reporter le règlement des dépenses de compensation ? C’est également impossible eu égard à la situation financière des entreprises publiques créancières. Faut-il renoncer aux dépenses d’investissement ? C’est également inenvisageable, sauf, peut-être, pour les nouveaux projets qui n’ont connu aucun début d’exécution. Faut-il négocier un rééchelonnement de la dette ? Si c’est l’unique alternative qui reste, il y a lieu d’y penser dès maintenant et de se préparer pour son éventuelle mise en œuvre.
(La suite de cet entretien est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n 853 du 28 septembre au 12 octobre 2022)