Face à la concentration des pouvoirs institutionnels du président Kaïs Saïed, la vie démocratique tunisienne aurait pu mourir de sa belle mort. Un spectre renforcé par des partis politiques fantomatiques et un syndicat UGTT en retrait. Fort heureusement, les forces vives de la société civile font vivre la vie publique et tentent de jouer un rôle de contre-pouvoir. Autrement dit, à défaut de séparation des pouvoirs, la République connaît des pouvoirs incarnés par des citoyens exerçant un droit de résistance.
La notion de contre-pouvoir doit être restituée dans une analyse élargie des mutations des formes de l’activité démocratique. Elle contribue à repenser la démocratie au-delà du principe du gouvernement par la majorité et conforte en cela la pensée rousseauiste qui évite soigneusement de confondre volonté générale et volonté de la majorité.
La démocratie c’est aussi des contre-pouvoirs
L’action des contre-pouvoirs appelle le système démocratique à s’ouvrir aux forces politiques et sociales susceptibles d’agir en dehors du jeu institutionnel souvent réduit aux rapports entre gouvernants et gouvernés. Le phénomène de contre-pouvoir participe ainsi à désacraliser l’élection comme source exclusive de légitimité démocratique des gouvernants. Le pouvoir politique, l’État, toute fondée que soit sa souveraineté et sa légitimité, doit ménager un espace de regards et d’opinions extérieur à lui, échappant à son contrôle, et pouvant éventuellement le critiquer, le « contrer ».
L’existence même de contre-pouvoirs est une manifestation de la vie démocratique et constitue en quelque sorte un « phénomène démocratique ». L’essence libérale de la notion de contre-pouvoir se manifeste-t-elle par une méfiance envers l’État? Des forces économiques et sociales ont potentiellement la capacité de s’opposer de facto au pouvoir politique, c’est-à-dire, de le limiter et de l’orienter en fonction de leurs intérêts et/ou de leurs valeurs.
Ces contre-pouvoirs non-institutionnels se situent en dehors de (l’appareil de) l’Etat et traduisent l’émergence d’une société civile/politique d’influence, incarnée par l’« opinion publique », les médias, les associations et organisations non-gouvernementales, les syndicats, les Eglises, etc.
Ainsi, les citoyens agissent à travers notamment des associations qui se sont érigées en contre-pouvoirs en ce sens qu’elles concourent à ce que les décisions prises par la sphère politique, économique, judiciaire, industrielle ne puissent s’exercer sans contrepoids. Cette concurrence à la démocratie « positive »- celle de l’expression électorale et des institutions légales- suppose de repenser les mécanismes d’interface entre le pouvoir et la société.
Cette évolution sociale indissociable de la crise du système représentatif témoigne de l’affirmation de sources de légitimité autres que l’élection. Elle induit également le dépassement d’une conception passive de la citoyenneté, réduite à l’exercice périodique du droit de vote aux élections. Théoricien de la démocratie, Rousseau avait déjà souligné la dimension active de la citoyenneté, non réduite au statut d’électeur : « … [d]élibérer, opiner, voter, sont trois choses très différentes que les Français ne distinguent pas assez. Délibérez, c’est peser le pour et le contre; opiner c’est dire son avis et le motiver; voter, c’est donner son suffrage (…) ».
Surveiller le pouvoir par la société
Dans le contexte actuel de la Tunisie, la première fonction du contre-pouvoir est incarnée par la surveillance, c’est-à-dire le contrôle continu des citoyens sur l’exercice du pouvoir.
Le pouvoir de surveillance, principalement assuré par les activités de vigilance, de dénonciation et de notation, a historiquement affirmé la souveraineté du peuple. Et ce, en répondant à l’insuffisance du lien électoral, de manière à obliger les représentants à tenir leurs promesses.
Ce contre-pouvoir de surveillance puise ses racines à des périodes pré-démocratiques. Et, incarné par les électeurs, il permettrait d’assurer une pratique effective d’une pression permanente sur les élus. La légitimité politique ne serait pas acquise de plein droit. Il s’agirait en quelque sorte, d’assurer la surveillance du pouvoir par la société. Il s’agit en particulier du développement d’un militantisme nouveau comportant une dimension « morale » : surveillance de l’activité des gouvernants et dénonciation d’éventuelles dérives au regard des valeurs dont ils se réclament.
Dès lors, la « démocratie de surveillance » (P. Rosanvallon) consiste essentiellement dans l’existence/exercice d’« un pouvoir de contrôle et de résistance » par ce « peuple contrôleur » réel, véritable appoint du « peuple souverain » formel. Le pouvoir du « Contrôleur » consiste dans l’ « effort perpétuel des gouvernés contre les abus du pouvoir » . Les acteurs de ce « contre-pouvoir de contrôle » connaissent un trait fonctionnel commun : leur objectif consiste non à prendre le pouvoir, mais à infléchir/influencer le pouvoir.
Dans l’organisation des mécanismes de prise de décision et de gestion publiques, on peut discerner depuis quelque temps une tendance à l’inclusion des citoyens ordinaires et à la diffusion de procédures de délibération au sein des processus de gouvernance. Et ce, dans des domaines tels que la protection de l’environnement, l’éducation, le développement et même la sécurité publique… Ce contrôle permanent et diffus du pouvoir est multiforme s’appuie sur une conception active de la citoyenneté.
L’idée de contre-pouvoir participe d’un modèle de participation non-électorale à la démocratie. Elle est susceptible d’accompagner le passage d’une « démocratie sans le peuple »- où les représentants décident seuls de la politique nationale- à une « République des citoyens » …