Inflation par ici, tornade des prix par là… La valse des étiquettes donne le tournis et souffle sur les braises de la grogne sociale qui grossit au fil des jours. Salariés, retraités et, plus encore, chômeurs jeunes ou de longue durée sont assommés par cette massue d’explosion des prix qui n’épargne aucun produit ni aucun secteur d’activité.
L’incompréhension et les frustrations le partagent avec un sentiment diffus de colère et d’indignation face à l’indifférence qui confine au cynisme affiché par les dirigeants. Ils font mine de ne rien écouter ni entendre. Ils s’installent pour ainsi dire dans le déni, sans rien entreprendre qui puisse réellement apaiser l’inquiétude des gens, sous le choc des prix en folie. Un séisme social, aux répliques incessantes et aux effets dévastateurs sur le budget et le moral des citoyens consommateurs. Cinq hausses successives des prix des carburants à la pompe en moins d’une année. La sixième est déjà dans le pipe et dans les esprits, en guise de feu d’artifice de fin d’année. Comme si la mobilité, la voiture ou tout autre véhicule sont un luxe et non des outils de travail et des vecteurs de production.
Le panier de la ménagère se rétrécit
Les prix flambent de partout, les pénuries subies ou voulues aidant. Le panier de la ménagère se rétrécit comme peau de chagrin et se limite désormais à sa plus simple expression. Un grand nombre de produits, hier encore largement accessibles, sont aujourd’hui hors de portée pour de larges franges de la population. Il y a comme une cassure, une fracture de la société. Exit les classes moyennes qui faisaient autrefois notre fierté et étaient le gage de la stabilité du pays. Les inégalités sociales n’ont jamais été aussi criardes, sans que le personnel politique n’y prenne garde. Il persiste même et signe dans sa politique de dénégation, de dérégulation et de vérité des prix. Au motif de mettre fin aux abus, gâchis, distorsions et mauvaises allocations des ressources, si rares par les temps présents. Sur le fond, il y a peu à redire, dès lors qu’il s’agit de rationaliser les dépenses. Encore faut-il ne pas porter atteinte à la cohésion sociale ni compromettre nos chances de redressement économique. Nous avons, ici même, dénoncé, fustigé l’attentisme, la passivité des gouvernements successifs qui ont reporté et rejeté dans l’oubli, par incompétence ou manque de courage, des réformes, ardente obligation s’il en fut.
Le gouvernement Bouden a hérité d’une économie en déshérence et d’un pays failli, contraint d’emprunter au plus fort de l’hostilité des marchés pour rembourser une dette devenue insoutenable. Il était placé au défi d’engager dans l’urgence des réformes d’une impérieuse nécessité. Avec pour seule alternative : réformer ou acter le déclin irrémédiable de l’économie, le désordre et le chaos social.
En finir avec une fiscalité aussi aléatoire qu’instable
Un seul mot d’ordre : réformer au plus vite un État obèse, pléthorique, budgétivore, inefficace et improductif. Transformer les entreprises publiques, davantage portées vers la destruction de valeur, le maintien et la création d’emplois qui ne devraient pas exister aux frais des contribuables. En finir avec une fiscalité aussi aléatoire qu’instable, qui glorifie le vice et pénalise la vertu jusqu’à faire chuter investissement et croissance. Réhabiliter enfin l’offre locale de produits de première nécessité, au moyen d’encouragement en amont des chaînes de valeur et des filières de production plutôt que favoriser les exportateurs étrangers en subventionnant la consommation, les rentes de situation et les circuits de distribution aux contours aussi flous que troubles.
Attention danger : on ne joue pas impunément avec le feu
Le gouvernement Bouden est dos au mur, acculé, pressé par le FMI de tailler à la machette excroissances, déficits et subventions en tout genre, sans discernement aucun. Sans savoir par où commencer ni comment faire, au risque de précipiter l’explosion du chaudron social. Ultime recommandation : éradiquer le mal à la racine, quitte à provoquer la mort du patient Tunisie. D’immenses voies d’eau menacent d’un naufrage financier et d’un effondrement économique et social. Le gouvernement a choisi, comme gage de sa volonté et de sa détermination réformatrices, d’obstruer celles à portée de main, en l’occurrence en coupant dans les dépenses de subventions à la consommation, avec pour effets inflation, drames humains et troubles sociaux en perspective. Il devrait être plus attentif aux lamentations et à la colère des familles, qui subissent dans leur chair la morsure de la hausse des prix. Il n’est pas sans savoir que la dérégulation à tout va mène à la déflagration sociale. Tout doit être savamment négocié dans le temps, en y mettant les nécessaires garde-fous. On ne peut aller aussi vite et aussi loin dans la poursuite de la vérité des prix, sans un aménagement global d’une politique d’offre, de grille salariale et de fiscalité. L’État protège. Il n’a pas vocation à multiplier les foyers d’incendies qu’il doit s’employer à éteindre à grands frais. Attention danger : on ne joue pas impunément avec le feu. D’autant qu’on dérive dangereusement vers le point de rupture de la cohésion sociale. La révolte du pain en 1984 est dans tous les esprits. Le gouvernement Bouden doit se garder de tomber dans le travers des gouvernements d’allure technocratique, qui sont à l’origine de graves émeutes et d’explosions sociales dans le monde. Un gouvernement est d’essence politique, ou il ne l’est pas. Gouverner relève de l’art du possible ; c’est doser autant que prévoir et anticiper les attentes et les espoirs de tout un peuple. Le gouvernement ne doit pas plier devant les exigences du FMI dont, du reste, on revendique la paternité. Pour autant, il doit être porteur d’une vision, d’un projet, d’un vaste dessein national et d’une politique volontariste. Il doit savoir d’où il vient et où il se dirige, tout en le portant à la connaissance du pays. Le gouvernement serait bien inspiré de sortir de son mutisme, de l’ambiguïté qu’il entretient comme pour se défendre des critiques. A charge pour lui de tenir un discours franc, vrai et juste pour être audible et plus visible. Il doit s’expliquer, expliquer et se donner en exemple de rigueur, de sincérité et d’efficacité. Sinon, comment renouer le fil rompu de la confiance et convaincre de la nécessité des réformes qui, si elles libèrent et délivrent le pays de ses scories et de ses poids morts, ne doivent laisser personne au bord de la route ?
Le pays a tout intérêt à redécouvrir les vertus du dialogue pour retrouver les sentiers d’une croissance forte, durable et inclusive. Rien ne pourra se faire sans l’assentiment, la participation, l’implication et l’accord des corps constitués et de la société civile. Nous avons perdu notre rang dans le monde, notre efficacité, la quintessence de notre matière grise qui fuit le pays sans espoir de retour, le goût de l’effort et de la valeur travail. Nous sommes relégués en division inférieure, parmi les pays à haut risque, sans perspective d’avenir, – l’explosion des libertés et l’absence de l’autorité de l’État sont passées par là.
Les réformes annoncées n’en sont que plus brutales
Dans ce naufrage annoncé, nous avons surtout raté le train des transitions numérique, énergétique et environnementale et pris d’énormes retards dans des secteurs vitaux et à fort potentiel de croissance. Comment remonter la pente, sortir de la spirale infernale de la stagflation, redresser l’économie et construire un nouveau modèle social compatible avec nos aspirations démocratiques autrement qu’en déclarant la guerre à tous les maux qui ont précipité notre déclin ? Une guerre totale, sans répit. Avec, au sommet, un stratège qui sache mener la troupe au combat, en resserrant les lignes, dans un élan de reconquête, à l’unisson dans le sacrifice et la douleur, sans exclusive ni exclusion.
Pour avoir été longtemps refoulées, les réformes annoncées n’en sont que plus brutales et douloureuses. Difficile de les mener à bon port, sans un consentement, à défaut d’un large consensus. L’État, au plus vite à la manœuvre, gagnerait à développer une ingénierie et une véritable pédagogie des réformes. A cette nuance près qu’il ne doit d’aucune manière déroger à son devoir d’exemplarité ni s’exonérer de sa part de sacrifice en réduisant son train de vie ostentatoire, pour libérer l’investissement et la croissance, ne pas abuser de l’argent des contribuables et heurter les gens en grande souffrance.
L’édito est disponible dans le N° 858- de l’Economiste Maghrébin du 7 au 21 décembre 2022