Il avait un statut à part dans l’univers entrepreneurial tunisien. Il n’apparaissait nulle part, mais il était, de son vivant, présent partout où se manifestaient les centres d’influence. Il fuyait les réunions mondaines et les lumières de la ville, mais c’est la fine fleur de la gent patronale, du microcosme politique et du gotha du monde du sport, des arts et des médias qui vient vers lui.
Hamadi Bousbiaa, Si Hamadi pour tout dire, était ainsi fait qu’il était sollicité de partout. Ses concurrents le craignent autant qu’ils le respectent et l’apprécient. Il avait une intelligence aigüe des hommes et des faits, qui n’a pas peu contribué à façonner un parcours professionnel en tout point exemplaire. L’homme au caractère trempé est pourtant de bon conseil. Il professait une certaine forme de conduite morale qui le faisait émerger du lot. C’est la rationalité et la disponibilité faites homme. Il a traversé le siècle sans que sa vivacité d’esprit, sa pensée, son ingéniosité ne prennent une ride. Il était à ce point visionnaire et se distinguait par sa capacité d’anticiper les changements, les mutations de la demande et l’évolution des marchés. Il avait, il est vrai, une parfaite connaissance des ressorts de la mondialisation, des rouages de l’économie nationale, des moteurs et des leviers de l’action. Il entama, en effet, très tôt sa marche vers les sommets au sein de la Banque centrale qui venait de voir le jour sous la houlette de feu Hédi Nouira qui fut son mentor et son maître à penser. Et pour toujours l’ultime référence. Il faisait partie de cette équipée de pionniers qui a parachevé l’indépendance nationale en scellant le décrochage de la monnaie nationale de la zone franc. Le dinar est né de cette volonté d’indépendance et de souveraineté nationales.
Hamadi Bousbiaa en avait fait sa propre devise
Hamadi Bousbiaa avait coutume de rappeler les trois composantes essentielles qui font un pays : le drapeau, le timbre postal et la monnaie. Il en avait fait sa propre devise. Dans ce haut lieu de l’Institut d’émission, il avait acquis la certitude que l’argent est le nerf de la guerre. Et de l’argent, il sut en créer à la tête de la SFBT, qu’il intégra en 1980 après son départ de la BCT. Du public au privé, pas de choc de culture pour cet esprit libre, affranchi de tout dogme, guidé par le seul instinct de l’excellence. Il ne tarda pas à faire de la doyenne des entreprises en la matière un véritable fleuron national. Et l’une des premières capitalisations boursières du pays. Avec lui, aux commandes d’une entreprise aux origines étrangères, commença l’ère de la séparation du management du capital social. C’est l’annonce de la percée du capitalisme moderne, conquérant, empreint d’un surcroît de légitimité. Manager avisé, chef d’entreprise qui a vite fait d’endosser l’habit d’un capitaine d’industrie au long cours, il s’est élevé au rang d’un stratège et d’un bâtisseur qui pense global mais agit localement. Toute la stratégie de développement de la SFBT, dont il fit un groupe à large spectre d’activités, était conçue et réalisée sous le prisme du bien public et de l’intérêt national.
Hamadi Bousbiaa incarnait à lui seul une forme qui lui est propre de partenariat public- privé,
HB avait le patriotisme chevillé au corps. Ce qui est bon pour la SFBT doit être forcément bon pour le pays. Son engagement au sein de la BCT ne l’a jamais quitté. Il incarnait à lui seul une forme qui lui est propre de partenariat public- privé, sans aucune participation financière de l’État qui lui prenait, au titre des taxes, près des 2/3 de son chiffre d’affaires. Ce qui l’autorisait à réagir à chaque promulgation de loi de finances. Il se gardait par décence de trop marquer sa différence, ce qui ne l’empêchait pas de pointer du doigt, quand cela était nécessaire et utile, incohérences et mesures contre-productives.
Hamadi Bousbiaa, l’homme aux multiples casquettes
HB n’élève jamais la voix, ne se départit en aucun cas de son humour aussi tranchant que subtil, de son air courtois et jovial. Mais il ne s’abstient jamais de dire ce qu’il pense. On le croit d’autant plus volontiers que cet homme aux multiples casquettes est habité par un puissant sentiment national. Sa raison autant que son cœur penchent pour l’État-nation. À la tête pour la vie d’un des plus grands groupes agroalimentaires aux ramifications financiaro-industrielles, il était tout près des gens dont il partageait – à distance – les joies et soulageait la douleur et le chagrin. Pour peu, il inscrivait de son vivant la légendaire « Celtia » au patrimoine immatériel de l’humanité.
Auréolé de son succès, il a été élu en 2002 Manager de l’année par l’Économiste Maghrébin.
Il présida à deux reprises le prestigieux Club Africain
Habité par une logique industrielle, HB n’en est pas moins féru de sport. Il présida à deux reprises le prestigieux Club Africain, une équipe ancrée dans la mémoire nationale, sans jamais perdre de son influence et de son rôle de médiateur pour dénouer à chaque fois crises et tensions au sein du club. Il aimait se retrouver parmi les siens et dans l’ambiance des stades en cohérence avec sa fibre sociale qui lui collait à la peau. Dans le rôle, la place qui furent les siens, cet homme de conviction, adepte de raison et de tolérance, est inégalable, irremplaçable. Son départ pour toujours marque davantage la fin d’une époque que d’un parcours professionnel. HB laisse derrière lui un immense vide, dont on ne se consolera pas. A sa famille, ses proches, ses collaborateurs et ses amis, nos condoléances les plus attristées. Allah Yarhmek Si Hamadi.
Cet hommage est disponible dans le Mag de L’Économiste Maghrébin n 858 du 7 au 21 décembre 2022