Homme politique, technocrate et ancien député, Hatem Mliki, personnage très sollicité par les médias pour la pertinence de ses analyses et sa bonne connaissance du pays et des enjeux à l’international, développe, dans cette interview accordée à l’Economiste Maghrébin, une vision multidisciplinaire de l’avenir de la Tunisie (politique, économie, développement durable…).
Dans cet entretien, Hatem Mliki, l’ancien député propose des solutions pragmatiques et légales pour transcender les querelles politiques et pour se concentrer sur l’amélioration du climat des affaires et de l’investissement.
A moins d’une semaine des élections législatives boycottées, du reste, par les principales formations politiques, le slogan de l’UGTT parle même d’un saut dans l’inconnu. Si Hatem, où va le pays ?
Ce qui est marquant, c’est que le président de la République vient de visiter un des quartiers les plus pauvres de Tunis, le quartier de M’nihla. Personnellement, je trouve que le niveau de contradiction a atteint des limites alarmantes. D’un côté, le président Kaïs Saïed veut démontrer au monde entier que le vrai problème de la Tunisie est un problème socio-économique et de l’autre, on constate que toutes les réformes engagées sous son mandat n’ont rien à voir avec ce volet socio-économique.
Pour preuve, pour une pauvreté très élevée, la réponse est une consultation publique. Pour un chômage qui a atteint des records, la réponse est la réforme de la Constitution. Pour une situation socio-économique alarmante, la réponse, c’est l’organisation d’élections législatives anticipées.
Et là, on commence à se poser des questions du genre : serait-il à l’origine de l’incompétence et de l’incapacité de résoudre ce problème ? Il est clair qu’au niveau du leadership et de la vision, on est entrain de relever une certaine schizophrénie, une perception erronée des choses, ce qui m’inquiète beaucoup.
Aujourd’hui, alors que tous nos problèmes sont d’ordre socio-économique, nous sommes en train d’ignorer la situation pour privilégier les réformes politiques. Le premier point que je voudrais relever, c’est le déni de la réalité. Le deuxième, c’est l’irresponsabilité. En tant que gestionnaires effectifs de l’Etat tunisien, le président de la République ainsi que certains de ses ministres ont tendance à faire assumer aux autres la responsabilité de certains dérapages et à ne pas reconnaître leurs propres responsabilités par rapport à la population.
Et ça c’est grave. Nous l’avons connu avec les islamistes après le 14 janvier 2011 et aujourd’hui, Kaïs Saïed les rejoint en utilisant la même logique en vertu de laquelle les autres sont responsables.
Le 3ème point, c’est la stérilité. On a atteint un niveau de stérilité à l’échelle des politiques publiques qui devient très inquiétant. La stérilité, c’est quoi ? C’est rester totalement inactif face à des urgences.
Hatem Mliki: « Nous sommes dans le déni de responsabilité »
Ainsi, toutes les mesures qui ont été prises, toutes les actions qui ont été faites n’ont rien à voir avec les problèmes que vit la Tunisie. On est en train de prendre des mesures soi-disant contre les monopoles, avec un texte législatif qui n’a rien à voir avec la réalité du terrain. On est en train de promouvoir certaines formes de sociétés qui ne sont pas suffisamment bien étudiées, les sociétés al ahlia, alors que nous avons une loi sur les sociétés d’économie sociale et solidaire (SESS), un mécanisme similaire, à l’exception des modalités de financement et de la collecte de fonds qui sont un peu différentes. Et maintenant, on est en train de rechercher des solutions à travers la réconciliation pénale.
Tout cela est très inquiétant, parce que cela montre qu’on est en train d’empêcher la réalisation de réformes pertinentes capables de sauver le pays. Nous sommes dans le déni de responsabilité.
Si on vous comprend bien, c’est la fuite en avant, en quelque sorte ?
Oui et je pense que cette fuite en avant n’a pas encore atteint ses limites, mais on risque quand même de toucher les fondamentaux de l’Etat tunisien, c’est-à-dire tout ce qui est en relation avec les services publics rendus aux Tunisiens.
Cette situation pourrait générer des finances publiques encore plus déséquilibrées et compromettre les réformes que le pays doit engager dans trois secteurs : les fiances publiques, l’infrastructure et les ressources humaines.
On commence déjà à relever des pertes par rapport à ces trois volets. Aujourd’hui, des entreprises économiques qui assurent des services de base tels que le transport, l’électricité, l’assainissement sont dans une situation financière très grave, avec des déficits très importants.
Nous enregistrons aussi le départ des cadres, ce qui est très alarmant. La situation des finances publiques qui est, comme je l’ai dit, très inquiétante, a compromis tout ce qui est financement de l’investissement.
La question qui se pose dès lors est la suivante : Si la Tunisie continue sur cette voie, c’est-à-dire sur celle de perdre les trois piliers de l’économie, est-ce qu’elle pourrait avoir les moyens de relancer la croissance ? Ne risquerait-elle pas d’avoir de gros problèmes ?
Le 18 décembre au matin, verrons-nous les signes annonciateurs d’un début de dénouement de la crise politique, d’un sursaut des investisseurs comme si la confiance était de retour, et d’une éventuelle détente des finances publiques à la veille de la décision du FMI dans l’espoir de débloquer ce fameux crédit de 1,9 milliard de dollars sur 4 ans ?Détente en vue, ou mer houleuse et crise globale : économique, financière, sociale en perspective ?
Moi, je pense qu’il y a plusieurs niveaux d’analyses : Le premier concerne le volet politique. Je pense que nos partenaires, y compris les investisseurs tunisiens, n’ont visiblement pas confiance dans la démarche politique actuelle, pour une simple raison : elle n’est pas claire, elle n’est pas encore identifiée. Et l’inconnu, c’est l’ennemi juré de l’économie. Donc, ce n’est pas l’instabilité qui est à l’origine de la division profonde entre les acteurs politiques. Il y a également le facteur de l’inconnu qui fait que l’investissement ne peut pas être relancé tout de suite, parce que les investisseurs veulent disposer d’une vision à moyen et à long terme.
Le deuxième concerne la signature de l’accord de principe avec l’équipe technique du FMI. On s’attendait donc à des financements bilatéraux, sous prétexte que le feu vert du FMI était donné. Tout le monde sait que le feu vert réel devrait être donné le 19 décembre 2022. Déjà, avec l’accord technique, il n’y a pas eu de démarches bilatérales, pas de financements en faveur de la Tunisie. C’est ce volet bilatéral donc qu’on ne voit pas et c’est très alarmant.
Hatem Mliki: « la Tunisie a toujours du mal à attirer des IDE »
Le troisième volet se situe au niveau de l’investissement direct étranger (IDE). Même après l’accord, la Tunisie a toujours du mal à attirer des IDE. C’est vrai que cela peut prendre du temps, mais jusque-là, on ne voit les prémisses de négociations avec des entreprises et des fonds d’investissements étrangers. Enfin, avec les réformes entreprises par l’actuel gouvernement, on ne voit pas très clairement les efforts déployés pour améliorer le climat des affaires. Personnellement, je pense que le vrai problème de la Tunisie réside, justement, dans des questions qui sont liées à cette problématique. Parmi ces questions figurent : la compétitivité et l’attractivité du site Tunisie.
On a tout fait pour avoir une compétitivité biaisée de l’entreprise tunisienne
En Tunisie, en termes de compétitivité, et c’est l’histoire même de notre pays, on a tout fait pour avoir une compétitivité biaisée de l’entreprise tunisienne. Avec la politique économique engagée depuis les années 60, les entreprises fonctionnent certes, mais avec des facteurs qui font que la compétitivité n’est pas réelle. Avec le système de monopole, le système d’autorisation, le système de subvention des facteurs de production comme l’énergie, le dumping social, le transport et autres éléments, y compris les produits de base, les avantages fiscaux accordés aux entreprises, tous ces éléments font que l’entreprise tunisienne, économiquement parlant, n’est pas compétitive.
La Tunisie n’a jamais été en mesure de renforcer la compétitivité
Conséquence : la Tunisie n’a jamais été en mesure de renforcer la compétitivité réelle de l’entreprise pour qu’elle puisse avoir une stabilité économique.
Concernant l’attractivité, on a réussi à avoir une certaine attractivité dans les années 70, mais à la fin des années 90, le modèle d’attractivité tunisien n’a jamais été repensé. C’est pour cela qu’aujourd’hui, on a ce qu’on appelle une économie rentière, avec des entreprises publiques déficitaires, une capacité d’investissement et d’épargne très faible et donc pas beaucoup d’attractivité pour les IDE.
En somme, la Tunisie aurait besoin, aujourd’hui, d’un débat sur sa capacité de compétitivité et d’attractivité.
Pour lire la suite de l’interview, elle est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin N° 859- du 21 décembre 2022 au 4 janvier 2023