Le 25 janvier 2023, loin du tumulte politique et des projecteurs de la ville, dans l’intimité totale et à moins de 24 heures du 26 janvier de triste mé[1]moire, se tenait à l’Auditorium de la BCT une cérémonie pour commémorer le 30e anniversaire du décès de feu Hédi Nouira. L’événement – c’en était un – même s’il n’a pas eu, hélas, un retentissement national, était organisé par la BCT, dont il fut le premier gouverneur, et l’Association « Mémoire de Hédi Nouira ». Une manière de signifier qu’aux grands, la nation est reconnaissante. Le télescopage des deux dates est l’œuvre du destin. Comme si l’Histoire voulait grandir pour toujours l’homme qui porta la destinée de la Tunisie pendant une décennie.
L’Histoire, en tout cas, n’a pas révélé tous ses secrets, ses mystères et sa vérité. Laissons aux historiens le soin de faire ce travail de mémoire. Une chose est sûre : Hédi Nouira fut et restera pour toujours le dirigeant qui a su et pu, au plus fort d’une grave crise politique, économique, financière et sociale, remettre le pays d’aplomb. Il n’était pas évident de venir à bout d’un tel traumatisme collectif, en réinjectant espoir et confiance. C’était au tout début des années 70, à l’intersection de deux mondes. L’un finissant dans un fracas de décolonisation, l’autre en émergence rapide, porteur d’un nouvel ordre économique sous l’effet d’une révolution technologique en pleine accélération.
prendre le train du mouvement, du changement
Les anciennes puissances industrielles et celles en émergence rapide redessinaient la nouvelle carte de l’économie mondiale. Les pays qui en sont exclus le seront pour toujours. Hédi Nouira osa le défi le plus audacieux : prendre le train du mouvement, du changement, alors que le pays, exsangue, était au creux de la vague. C’était cela ou périr et disparaitre à jamais.
Inutile de revenir sur les raisons, sans doute aussi les déboires, qui ont plongé la Tunisie dans un tel état de torpeur proche de la paralysie, au sortir de la décennie soixante. Celle-ci comptera néanmoins dans l’histoire de la nation. Les dirigeants de l’époque ont plus péché par excès d’engagement, au mépris des principes de réalité économique, que par passivité. L’intention était bonne, la gouvernance l’était beaucoup moins. Au final, le pays était à l’arrêt, déboussolé, fracturé, à l’agonie, comme il l’est aujourd’hui.
Appelé à la tête du gouvernement, au chevet de l’économie nationale en état de mort cérébrale à la fin des années soixante, il osa la rupture dans une démarche disruptive. L’ancien modèle fondé sur la substitution des importations a révélé ses propres limites et était en fin de course, à bout de souffle. Les solutions de replâtrage, aux seules fins de prolonger l’agonie du système, ne feraient qu’aggraver le mal. Hédi Nouira était décidé à aller chercher les investissements et la croissance là où ils se trouvaient dans le monde. Il a osé et a gagné. Sa réussite tient en si peu de mots, mais d’une importance capitale : Une vision, un projet et un cap d’une insolente ouverture sur le monde, à travers l’attrait des IDE, mal perçus en ces temps par l’élite, marquée par le traumatisme colonial. Il connaissait le monde et avait conscience de ce que le pays peut en tirer en prenant part à la compétition. Il voyait dans la mondialisation de l’économie un vecteur de transfert technologique, de création de richesse, d’emploi et, paradoxalement, d’indépendance et d’immunité contre toute forme d’ingérence. A l’appui de son argumentaire, il a jeté les bases d’un modèle de société égalitaire, à forte dominante de la classe moyenne. Sa configuration est à l’image d’un losange aux deux extrémités, celle d’en bas autant que celle d’en haut, réduites à leur plus simple expression.
Hédi Nouira maîtrisait l’histoire du monde
Hédi Nouira maîtrisait l’histoire du monde et celle de la pensée économique. Il avait une profonde connaissance des territoires et des Tunisiens qui, dans leur très forte majorité, aspiraient à être gouvernés au centre et répugnaient à toute forme d’excès. Il ambitionnait de faire de la Tunisie le Singapour de l’Afrique. Libéral de raison, social de cœur, pragmatique et réaliste de conviction, il sut asseoir sa crédibilité, son autorité et son leadership. Son discours, sa méthode d’action, son engagement personnel ont vite fait de restaurer la confiance et l’adhésion du corps économique et social. Le Contrat social et son pendant le Pacte de croissance, c’est lui. La politique contractuelle, qui était en avance sur son temps, avec en filigrane la théorie du ruissellement, c’est encore lui. Tous les trois ans, État, patronat et UGTT entament un round de négociations sociales, au motif d’assurer plus de visibilité et moins d’incertitude aux entreprises et de garantir la paix sociale. Salaire et productivité évoluaient de pair. C’était la règle. Car la moindre défaillance et la moindre distorsion feront imploser le modèle social, qui était un modèle du genre. Chacun était dans son rôle et devait s’y maintenir.
Le rêve tunisien était né de cette ambition
Une vision, un projet, un cap, servis par des politiques publiques et sectorielles cohérentes (loi d’avril 72, création de l’API, de zones franches, Foprodi…). Rien n’était laissé au hasard qui puisse gripper la machine, ralentir le décollage de l’industrie et sa marche vers la maturité. Le renouveau industriel qui portait sa marque faisait consensus. Hédi Nouira savait vers où mener le pays et comment conduire le changement. Il disait ce qu’il faisait et faisait ce qu’il disait, au risque de heurter les irréductibles du progrès économique et social. Il a fait réémerger l’économie en si peu d’années et l’a placée sur une orbite de croissance à l’asiatique, avec des pics de plus de 17% l’an. Ses dix ans de gouvernement resteront dans l’histoire du pays comme les « dix glorieuses ». Il avait renfloué les caisses de l’État, créé plus d’emploi et de richesse qu’au cours de ces dix dernières années. Et donné une perspective aux jeunes qui fuient aujourd’hui le pays, souvent au péril de leur vie. Comparaison vaut ici raison, car lui aussi a hérité d’une situation beaucoup plus complexe et difficile qu’elle ne l’est en l’an XII de la révolution. D’autant que le noyau de groupes industriels privés qui nous a permis d’éviter l’effondrement de l’économie n’existait pas encore à l’époque. Seules les entreprises publiques dominaient la scène économique. Et elles n’étaient pas en capacité, impactées qu’elles étaient, d’allumer les feux de la croissance. Moralité : celui qui fut le père du renouveau industriel aura prouvé, au regard de la complexité de la situation, de la modicité des moyens et de l’étendue des transformations qui ont marqué le pays, que quand on veut, on peut, mais que lorsqu’on peut, on doit. Il s’évertuait à hisser la Tunisie sur le toit de l’Afrique. Le rêve tunisien était né de cette ambition.
Alors, de grâce, foin d’hypothétiques feuilletons de dialogue qui sont autant de labyrinthes sans issue, de quête de modèles de développement qui sont autant de prétextes à l’inaction, d’appels incantatoires aux seules fins de paraître et d’exister pendant que la maison brûle et que le pays s’enfonce dans la crise, la déchéance, la division et l’inconnu. La vérité est ailleurs. Les solutions, les remèdes qui sortiront le pays d’un coma prolongé sont d’une tout autre nature et requièrent d’autres qualités humaines, politiques, voire philosophiques. L’Histoire se répète sous nos yeux, même si elle bégaie. A quarante ans d’intervalle, ce qui nous a sauvés par le passé n’a rien perdu de son actualité. Il importe d’en tirer les enseignements. Hédi Nouira, homme d’État s’il en fut, a su, dans des conditions encore plus difficiles que celles d’aujourd’hui, éviter le naufrage et retrouver au plus vite les chemins de la prospérité. Il suffi t d’emprunter la même voie inaltérable. Et de s’armer des mêmes compétences et convictions. Mais n’est pas Hédi Nouira qui veut.
Edito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin N° 862 – du 1er au 15 février 2023