Alors que les financements verts ne cessent de s’accroître dans le monde, la Tunisie s’efforce de s’aligner sur les tendances internationales tout en rencontrant certains défis. Sur les milliards d’euros de financements verts possibles et qui transitent par la région, le pays n’est pas encore parvenu à saisir les opportunités d’investissement offertes.
L’accès aux ressources des investissements privés et du développement durable en Tunisie a été profondément débattu à l’occasion d’une nouvelle session de « l’ Economic Policy Dialogue », organisée conjointement par la Banque mondiale (BM), à travers son programme TERI, et le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Une série de suggestions a été émises, dont la mise en œuvre pourrait contribuer à accélérer le développement d’un modèle de croissance durable en Tunisie.
La Tunisie s’est fixée des objectifs ambitieux pour sa transition vers une économie à faible intensité de carbone. La stratégie de transition comprend l’objectif de la résilience au changement climatique d’ici 2050, avec des objectifs intermédiaires fixés pour 2030 qui visent à réduire l’intensité de carbone de 45% par rapport aux niveaux de 2010. Malgré ces initiatives, il reste encore beaucoup à faire si la Tunisie veut atteindre ses objectifs de croissance verte et tirer parti d’un avenir durable.
Mettre en place une taxonomie verte : Un défi majeur pour les efforts de financement vert de la Tunisie reste l’absence d’une taxonomie verte, c’est-à-dire un système de classification des activités économiques ayant un impact positif sur l’environnement. Cette absence de taxonomie rend également invisible toute part verte des activités d’une entreprise ou d’un produit financier. Ainsi, mesurer l’impact d’une entité sur le plan environnemental devient difficile.
Les experts estiment que l’établissement d’une telle taxonomie avec des seuils d’émissions définis aiderait à établir une compréhension commune de ce qui est considéré comme vert et pourrait servir de feuille de route pour les investisseurs. Actuellement, tous les efforts sont concentrés sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans le secteur de l’énergie, le plus grand contributeur de la Tunisie, tandis que d’autres secteurs qui contribuent jusqu’à 40% des émissions sont parfois négligés.
Développer un mécanisme de mise à niveau carbone : Les nouvelles réglementations de l’Union européenne (UE) sont un autre défi pour la Tunisie) qui menace de réduire les exportations du pays. À partir de 2023, le mécanisme d’ajustement carbone à la frontière (MACF) exigera des pays limitrophes qu’ils se conforment aux objectifs climatiques de l’UE ou paient des frais supplémentaires pour entrer sur le marché unique. Les industriels tunisiens qui n’auront pas suffisamment investi dans la transition verte risqueront d’être pénalisés. Le secteur industriel pourrait améliorer ses pratiques et s’aligner sur les nouvelles exigences de l’UE.
Mobilisation des appuis internationaux pour lever des financements : Pour financer un tel programme, il est important de mobiliser une panoplie de ressources. Si la capacité à collecter des fonds sur les marchés internationaux est limitée à cause du rating souverain, le marché local offre des opportunités.
Le Conseil du marché financier (CMF) a publié le guide de l’utilisateur des « Green, Social and Sustainable (GSS) bonds » qui permettent aux entreprises d’émettre des titres de créance, et même des Sukuks (appellation utilisée pour les titres financiers islamiques équivalent aux obligations dans la finance conventionnelle), labellisés GSS par appel public à l’épargne. Les obligations émises peuvent prendre la forme d’obligations vertes (qui servent à financer les projets relatifs aux énergies renouvelables, à l’efficacité énergétique, à la gestion durable des déchets et de l’eau, à l’exploitation durable des terres, au transport propre et à l’adaptation aux changements climatiques), d’obligations socialement responsables (dont le produit doit être exclusivement orienté vers le financement des projets ayant un impact social positif) ou d’obligations durables (dont le produit sert exclusivement à financer une combination de projets verts et sociaux).
Jusqu’à aujourd’hui, aucune émission n’a été réalisée. Étant des titres de créance destinés à financer des projets verts, les obligations vertes ont un coût supérieur à une obligation classique du fait qu’elles exigent une certification climatique par des cabinets spécialisés et un reporting tout au long de la durée du financement. De ce fait, elles ne sont pas aussi attractives pour les investisseurs que les obligations classiques émises par les établissements de crédit.
L’appui du Groupe de la Banque mondiale pour réaliser les premières émissions vertes sur le marché local de la dette sera d’une grande utilité. La Caisse des dépôts et consignations, premier investisseur institutionnel en Tunisie, travaille sur des obligations vertes. Ce serait l’occasion pour émettre sur des maturités plus longues qui correspondraient mieux à ce que ce type de projets nécessite.
Redéfinir les critères d’éligibilité aux crédits : Lancer de telles initiatives est crucial, non seulement pour améliorer la qualité de l’offre des entreprises tunisiennes, mais également pour susciter la demande. Les entreprises européennes sont sous pression quant à l’accès au financement, car les banques font davantage attention à l’aspect environnemental des activités qu’elles financent et placent désormais sur un même pied d’égalité, les critères de rentabilité et de durabilité, pour décider de débloquer ou non un financement. La Banque centrale européenne (BCE) a intégré les considérations climatiques dans sa politique monétaire, et n’accepte plus les contreparties qui n’appliquent pas les normes vertes.
Il serait important que les établissements de crédit tunisiens tiennent compte de l’aspect environnemental lors de l’évaluation des dossiers de financements. Ils pourraient développer de nouveaux processus d’octroi de prêts qui tiennent compte des éléments financiers et extra-financiers (environnementaux). Le rôle du régulateur est clé dans l’accélération de ce renouvellement de gouvernance, en encadrant la thématique de risques ESG par les textes nécessaires.
Le guide de reporting ESG élaboré par la Bourse des valeurs mobilières de Tunis (BVMT) est d’une grande utilité. Trente sociétés, dont quinze cotées, seront accompagnées par la BVMT pour s’aligner sur le guide. Progressivement, cette démarche, accentuée par la collaboration en cours entre les différents régulateurs (BCT, CGA, ACM), sera imposée aux sociétés de la cote. De surcroît, d’ici 2025, les établissements de crédit auront un cadre réglementaire adapté à ces financements verts.
Repenser la gouvernance : La mise en place d’une gouvernance dédiée au pilotage du projet national de décarbonation reste nécessaire. L’implication des acteurs privés dans cette gouvernance serait une valeur ajoutée qui offrirait un gain de temps et d’efficacité. Cela permettrait de planifier la mise en œuvre de la CDN, mais aussi de relancer la machine des PPP et d’harmoniser la planification stratégique et les politiques intersectorielles avec les besoins réels de financement.
En parallèle, les mécanismes publics de financement nécessiteraient d’être revisités. A titre d’exemple, le rôle du Fonds de transition énergétique mériterait d’être redéfini, pour aller dans le sens d’une simplification des procédures et une meilleure allocation des ressources. La mise en place d’un autre fonds de transition écologique serait également nécessaire.
Pour conclure, la Tunisie fait face à plusieurs défis dans ses efforts pour profiter des opportunités d’investissement offertes par la finance verte. L’absence d’une taxonomie verte et les nouvelles réglementations de l’UE sont parmi les principaux défis, mais avec le soutien d’organisations internationales, la Tunisie pourrait surmonter ces obstacles et obtenir les financements nécessaires pour atteindre ses objectifs de croissance verte et contribuer à un avenir durable. La Tunisie se trouve face à une réalité implacable : pour préserver son économie à l’exportation, il est crucial de changer radicalement sa vision économique et écologique. Les partenaires économiques de la Tunisie deviennent de plus en plus conscients de l’impact environnemental et exigent une plus grande responsabilité de la part de leurs partenaires commerciaux. Pour éviter les pénalités potentielles découlant des réglementations européennes en matière de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, la Tunisie doit se tourner vers une économie durable et verte. Cela implique de nouveaux investissements dans les secteurs à faible intensité de carbone, la mise en place de pratiques industrielles durables et la mobilisation accrue de l’appui international pour lever des fonds. Seulement ainsi, la Tunisie pourra relever les défis actuels et profiter des opportunités offertes par la finance verte pour atteindre ses objectifs de croissance durable et contribuer à un avenir plus écologique.