La question migratoire ne cesse de défrayer la chronique en Tunisie. Outre le départ de milliers de Tunisiens qui prennent le chemin de l’exil, parfois au péril de leur vie, c’est la présence de Subsahariens (quelques dizaines de milliers, mêlant étudiants et migrants) qui s’est imposée dans le débat public. Malheureusement, au lieu d’aborder ce phénomène avec responsabilité et hauteur de vue, ce sont les plus bas instincts qui tendent à se manifester dans l’espace public, comme dans l’arène politique. Le chef de l’Etat lui-même s’est laissé aller à des déclarations qui relèvent d’une logique complotiste.
Dans un communiqué officiel de la présidence de la République, le chef de l’Etat a en effet affirmé que l’immigration relevait d’un « plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie. Et certains individus ont reçu de grosses sommes d’argent pour donner la résidence à des migrants subsahariens ». Le but de cette entreprise machiavélique viserait à affecter l’identité arabo-islamique du pays. En outre, lors du récent conseil de sécurité nationale, K. Saïed a conjugué la menace sécuritaire à la menace identitaire. Et ce, en évoquant des « hordes de migrants clandestins », sources de « violence, de crimes et d’actes inacceptables ». L’extrême droite française a rapidement repris ces déclarations sur la question migratoire à son compte, pour prouver la légitimité de son propre discours raciste et complotiste symbolisé par la thèse du « grand remplacement ».
Par une cruelle ironie de l’histoire, la teneur et la faiblesse argumentative des déclarations populistes du président de la République font directement écho à un discours d’extrême-droite en vogue dans les démocraties occidentales. Celui-ci tente de vendre l’idée d’une « guerre civile » larvée structurée autour des divisons factices : les « blancs » et les autres; les chrétiens et les autres… Conjuguant culturalisme et essentialisme, leur postulat tient en quelques mots : l’identité musulmane– qu’ils connaissent a priori– est foncièrement incompatible avec la civilisation occidentale, etc. C’est ainsi que depuis désormais près de trois décennies, les charges contre l’islam ou les musulmans se suivent et se ressemblent.
En Tunisie, ce type de discours s’inscrit dans une histoire de la question raciale dans le pays. Le phénomène migratoire des populations subsahariennes traduit un imaginaire collectif travaillé par l’esclavage et la colonisation qui a façonné une représentation méprisante des Noirs.
Pourtant, la Tunisie est le premier pays du Maghreb (et le second du continent africain, après le Sénégal) à avoir institué une journée nationale célébrant l’évènement. C’est le défunt président Béji Caïd Essebsi qui en avait pris l’initiative. Un volontarisme qui appelle encore à prolonger la démarche, dans le sens d’une lutte contre les formes contemporaines de racismes et d’exploitation. Formes auxquelles sont encore confrontés des Subsahariens et des Tunisiens héritiers d’une douloureuse histoire.
Le choix de cette date rend hommage au décret d’abolition pris par le Bey de Tunis, Ahmed 1er, le 23 janvier 1846; et ce, avec une longueur d’avance sur les États-Unis et la France. Cet événement, historique en Afrique, avait été précédé en août 1842, lorsque le Bey, avec le soutien des religieux, avait fermé le marché aux esclaves de Tunis et proclamé la liberté de « toute personne née dans le pays ». Le 23 janvier 1846, donc, l’abolition totale est décidée dans tout le pays par un décret qui n’a pas été entièrement respecté, particulièrement dans le sud, dans les milieux agraires. Cela a justifié un autre décret beylical du 29 mai 1890, regroupant tous les textes en relation avec cette pratiquer, Ali Bey III, prévoyant cette fois-ci des sanctions pénales pour les contrevenants.
Pour désigner les esclaves en Tunisie, la terminologie choisie dépend de la couleur et des origines de l’esclave : l’esclave noir est appelé Abid ou Chouchen; l’esclave européen Mamluk ou Saqlabi. Capturés au cours de razzias sur les côtes des pays européens, le phénomène concernait surtout la traite et l’esclavage des Noirs. Il continua jusqu’au XXe siècle.
Ces deux décisions témoignent d’une prise de conscience de l’injustice d’un commerce des Noirs qui remonte à la naissance de l’islam. En effet, dès le VIIe siècle les princes du monde arabe traversaient le Sahara ou la mer Rouge pour se pourvoir en main-d’œuvre dans le réservoir du sous-continent subsaharien. Des tribus pratiquaient l’esclavagisme dans tout le Maghreb et cela est resté dans l’imaginaire collectif. C’est pourquoi, la couleur de la peau demeure associée à un statut symbolique inférieur.
Si la « loi anti-raciste » votée en 2018 est inédite dans le monde arabe, le discours et les actes racistes demeurent profondément ancrés dans la société tunisienne, y compris au cœur de son « élite »… et amplifiés par la question migratoire.