Sur le plan éthique et politique, un universitaire et historien tunisien peut-il participer à un colloque scientifique en présence de chercheurs israéliens sans être accusé de pousser à la normalisation avec « l’entité sioniste »? C’est le cas du professeur Habib Kazdaghli dont les collègues de la faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba appellent au retrait de ses titres académiques.
C’est une première dans les annales de l’université tunisienne depuis sa création en 1960. En effet, des universitaires appellent le ministre de tutelle à sanctionner l’un des leurs. En l’occurrence un éminent professeur des universités, Habib Kazdaghli. Et ce, en lui retirant son titre de professeur émérite, au risque de bafouer ainsi le principe sacro-saint de la liberté académique? Qu’a-t-il commis d’irréparable pour se mettre à dos ses détracteurs et mériter ainsi cette sanction, au demeurant symbolique?
Un symbole de la lutte contre l’obscurantisme
C’est l’histoire de l’ancien doyen de la faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba, Habib Kazdaghli. Ainsi, celui-ci se retrouve malgré lui au milieu d’une vive polémique relative à la normalisation avec Israël. Lui qui, en 2013, activiste politique de gauche se distingua par son combat contre le niqab dans l’espace universitaire et qui gagna par la suite le procès que lui avaient intenté deux étudiantes islamistes qu’il avait exclues des cours pour port de cet habit ostentatoire.
Et c’est en sa qualité d’historien spécialiste de l’histoire contemporaine de la Tunisie et du Maghreb, de l’histoire du communisme ainsi que de l’histoire des minorités religieuses de Tunisie, notamment hébraïques, que Habib Khazdaghli, 68 ans, auteur d’un ouvrage sur l’ancien cimetière juif de Tunis, de Nabeul et du mausolée Yacoub Salama fut invité à participer au Colloque International sur les « Perspectives générales : le statut juridique et religieux des juifs de Tunisie à travers la presse, les revues et les écrits ».
Un colloque « exclusivement scientifique »
Ce colloque international qui se tiendra à Paris du 16 au 18 avril pour traiter de l’évolution juridique des juifs de Tunisie du Protectorat à l’indépendance, est organisé par la Société d’Histoire des Juifs de Tunisie. Une association française fondée à Paris il y a 25 ans pour favoriser la recherche scientifique sur l’histoire des communautés juives de Tunisie.
Notons à ce propos que les organisateurs de cette manifestation académique ont tenu à rappeler que ce colloque réunira dans « une perspective exclusivement scientifique », les meilleurs spécialistes de l’histoire des Juifs de Tunisie. Ces derniers appartiennent à des universités de différentes régions du monde. Sachant qu’ils répondaient, à titre individuel, à l’appel à communication international. Une manière d’ôter en amont à cette conférence tout aspect politique.
Or, parmi la liste des intervenants, figure le nom de Haïm Saadoun, enseignant à l’Université libre d’Israël. D’où l’acharnement de certains milieux universitaires accusant le professeur Khazdaghli de « normalisation académique » avec « l’ennemi sioniste ».
Affaire politique
Réagissant au quart du tour, l’Université de la Manouba a rendu public un communiqué pour exprimer « son étonnement au sujet de la participation de chercheurs tunisiens dans un événement avec des universitaires israéliens ». Estimant qu’il s’agissait « d’une tentative de pousser vers la normalisation avec l’État d’Israël ». Et ce, «en raison de son soutien inconditionnel aux universitaires palestiniens ».
Par conséquent, les membres du Conseil scientifique de la Faculté de la Manouba décidèrent, mercredi 12 avril 2023, « de retirer le titre de ‘’professeur émérite’’ à l’ancien doyen de la faculté, Habib Kazdaghli. Et ce, en raison de sa participation prévue à Paris à une conférence où des universitaires israéliens participent ».
De ce fait, dans un communiqué rendu public à cet effet, le Conseil scientifique a appelé le ministère de tutelle à prendre en compte sa décision de ne pas approuver la candidature du professeur Habib Kazdaghli au titre de professeur émérite. « Ce qui signifie que la possibilité de lui accorder ce titre est désormais bloquée. Puisque l’approbation du ministère pour l’attribution de ce titre nécessite l’approbation du Conseil scientifique ».
Le Conseil scientifique a également appelé à une enquête sur cette question. Tout en soulignant que la faculté se réservait le droit de poursuivre Habib Kazdaghli en justice pour « avoir prétendu être un doyen honorifique ». Exprimant « son rejet absolu de toute forme de normalisation avec l’entité sioniste et ses institutions académiques ».
« J’y participe en mon nom personnel »
Se retrouvant ainsi dans cette tourmente médiatique, l’intéressé était dans l’obligation de clamer haut et fort son opposition à « la colonisation sioniste de la Palestine et aux atteintes et agressions de son peuple ». Ainsi qu’il déclara son soutien « à la création d’un État palestinien indépendant ayant Jérusalem pour capitale ». Il a d’autre part affirmé n’avoir jamais soutenu la normalisation de la Tunisie avec Israël.
Dans un communiqué rendu public lundi 11 avril 2023, M. Kazdaghli a expliqué que la conférence en question était organisée par la Société d’Histoire des Juifs de Tunisie. A savoir, une association française ayant organisé dans le passé plusieurs événements similaires, avec la participation de chercheurs tunisiens et étrangers.
Il a également ajouté que la conférence à laquelle il a été invité étudiera l’aspect académique de la relation entre la religion et le droit chez les juifs tunisiens. « J’y participerai en mon nom personnel et non en tant que représentant d’un pays, d’une organisation ou d’une université ». Estimant par ailleurs que la question de la normalisation « dépendait de la position des États et non des individus ».
Un soutien de poids à H. Kazdaghli
Rappelons enfin que l’ancien doyen reçut un bel hommage de la part de Faouzia Charfi, docteur es-sciences physiques et ancienne Secrétaire d’Etat à l’enseignement supérieur. Laquelle, dans un article paru hier jeudi 13 avril sur les colonnes de notre confrère Leaders s’exclamait : « Je ne peux me taire suite à ces réactions. Et je voudrais publiquement t’exprimer mon soutien en tant qu’universitaire attachée aux valeurs qui fondent l’Université, espace de savoir et de liberté. Cet espace de liberté que tu as défendu avec vigueur et courage face à l’obscurantisme, dans les années 2011-2013, lorsque tu étais doyen de la faculté des Lettres des Arts et des Humanités de la Manouba. Cet espace de savoir que tu as enrichi par tes travaux de recherches sur l’histoire contemporaine de la Tunisie. »
Et de poursuivre : « Je ne peux me taire face à ces accusations d’ordre idéologique parce qu’elles portent atteinte aux libertés académiques. Ces libertés s’inscrivent dans le cadre des libertés fondamentales, liberté d’expression et liberté de recherche et impliquent l’exercice exigeant de la responsabilité ainsi que le partage des valeurs humanistes », conclut-elle.