Une fois n’est pas coutume. Le chef de l’État, qui s’enflamme pour un oui ou pour un non du feu de la colère et de l’indignation, toujours prompt à exclure au nom de la souveraineté toute sujétion, avait parfaitement raison de rappeler aux gouvernements occidentaux, qui poussaient des cris d’orfraie à contester une décision de justice, le principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un autre État. En l’occurrence l’arrestation, longtemps souhaitée par de larges franges de la population, du dirigeant de l’organisation des Frères musulmans en Tunisie, Rached Ghannouchi, responsable d’une décennie entière de déroute politique, financière, sociale et institutionnelle du pays.
Bien que largement galvaudée par les imprécations de Kaïs Saïed, l’idée d’ingérence démocratique, qui n’est autre que le fait de se « mêler de quelque chose sans en avoir le droit » (Littré) révèle, à travers les prises de positions des États occidentaux toute la perfidie et les distorsions du discours politique et diplomatique occidental inspiré par une idéologie droit-de-l’hommiste à géométrie variable. Une fois « l’influent chef de parti islamiste jeté en prison » sans qu’on ne sache encore rien des crimes qu’il aurait commis, tous les pays occidentaux se voulaient solidaires d’un être humain en danger et venaient à la rescousse. Car la solidarité ne connaît pas de frontières, mais vise la dignité commune à tous. Dès lors et selon leur logique, l’État tunisien ne serait plus qualifié pour gérer seul ses affaires, notamment lorsqu’il abuse de son pouvoir et traite indignement un vieillard, Rached Ghannouchi.
Le statut de cette ingérence démocratique s’impose dans un climat international de formation d’un référentiel des rapports entre gouvernants et gouvernés marqué par des régularités discursives autour de ce que l’État doit être. Elle charrie les réactions passionnées de ceux qui sont moralement attachés à la « remise en ordre » des États qui s’écartent de l’orthodoxie démocratique.
Suite à l’arrestation du leader islamiste, devenue un sujet de préoccupation internationale en dépit de tous ses travers, les entrepreneurs de transfert de modèles institutionnels n’ont pas tardé à réagir : «inquiétude » de l’Union Européenne »; « préoccupations » de la France; « signe d’une escalade inquiétante » selon le département d’État américain;« crainte » pour la santé de Rached Ghannouchi exprimée par son frère et ami, le Sultan Recep Tayyip Erdogan. Ici ou là, d’autres personnalités ou organisations, qui s’estiment qualifiées pour réclamer une ingérence éthiquement acceptable, voire obligatoire, dénoncent l’indéniable « mise au pas de l’opposition » et la « violation de la liberté d’expression et des droits de l’Homme » en Tunisie.
D’autres résonances exhortent le gouvernement tunisien à respecter les principes généraux de l’État de droit, le droit à un procès équitable et la liberté d’expression. Enfin, la cyber-propagande islamiste accablera une justice critiquée pour son empressement à sévir contre tous les adversaires du pouvoir en place. Quant aux lobbys islamistes installés à l’étranger, cette affaire va leur donner une raison d’entrer en furie et appeler les États occidentaux, en premier lieu les États-Unis, à exercer un devoir de justice, quitte à recourir à des contraintes économico-politiques qui ont des chances sérieuses d’efficacité. Surtout que le pays, en grave difficulté, est aux prises avec les conditionnalités de l’aide formulées par les bailleurs de fonds internationaux.
Oublions un moment Rached Ghannouchi et sa longue attente dans une cellule inconfortable. Il y trouvera bien les racines de sa longue survie politique en s’occupant à méditer les raisons publiques et privées qui ont entraîné son arrestation. Pensons plutôt à nos maladroits « amis » d’Occident, donneurs de leçons qui, oubliant leur rôle de pacificateurs et de bienfaiteurs en vue de réduire les inégalités les plus criantes et d’instaurer partout dans le monde des conditions d’existence moins indignes des êtres humains, ont toujours fait des pays écrasés par les difficultés économiques et le surendettement leur arène de combat. Des entités puissantes s’attribuent ce rôle sous couvert de servir la cause des Hommes. Nous voyons dès lors des puissances lier sans vergogne le sort de nombreuses nations fragiles, parfois minées par les divisions internes, condamnées à être « en développement » perpétuel, au sort de leurs intérêts propres. En les rabaissant au rôle d’alliés propagandistes de leurs idéologies et de leurs doctrines qui leur abdiquent toute dignité.
Par suite d’ingérences de toutes sortes, ces pays ont cessé de jouir de leur indépendance; trop souvent leurs avis restent méconnus et leurs opinions inexprimées. Le principe d’autorité dont les puissances se proclament leur ôte toute responsabilité dans la dégradation des conditions de vie de leur peuple.
Il est grand temps de mettre fin à l’anarchie morale qu’engendre cette confusion de souveraineté. Pour se faire, il faut modifier les mœurs politiques enracinées dans nos pays et le modèle de gouvernance; autant que les intérêts de l’Occident d’autant plus tenaces qu’ils sont moins légitimes.
Le droit d’ingérence ne se présente toujours à l’esprit que sur fond d’universalité humaine. Il a été souvent revendiqué par les grandes puissances pour leur octroyer le droit d’intervenir, en dehors de leur territoire. Et ce, dans le but d’éviter le basculement d’un pays vers le totalitarisme ou la démocratie. La guerre du Vietnam s’intégrait ainsi dans le cadre général de la guerre froide et de la lutte des États-Unis contre le communisme; mais sans affrontement direct entre les deux Grands. L’ingérence messianique américaine en Irak, menée sous des prétextes fallacieux, sans mandat des Nations Unies et malgré le veto de la France, la Russie et la Chine, trois membres permanents du Conseil de sécurité, avait conduit à la défaite rapide de l’armée irakienne, à l’arrestation et à l’exécution de Saddam Hussein; ainsi qu’à la mise en place d’un nouveau gouvernement qui n’a pas résisté aux fortes tensions entre chiites, sunnites, chrétiens et kurdes dues à l’histoire clanique et tribale de ce territoire et ne fît qu’accroître jusqu’à ce jour la fracture ethnique et confessionnelle des uns contre les autres.
Dans la foulé des révoltes qui ont secoué les pays du « Printemps arabe » en 2011, le droit d’ingérence a aussi servi de prétexte à l’OTAN pour intervenir en Libye. Munie d’une résolution du Conseil de sécurité, une coalition comprenant la France, les États-Unis, l’Italie, la Grande-Bretagne et à laquelle participa le Canada, s’est lancée dans une campagne de bombardements qui eût un effet important sur le rapport de forces entre le gouvernement et les rebelles. Ceux-ci réussissant finalement à renverser le régime, forçant Mouammar Kadhafi à prendre la fuite. Ce dernier fut capturé et lynché. Ce qui précipita la fin de l’opération de l’OTAN.
Le discours droit-de-l’hommiste a été utilisé tout au cours des événements afin de légitimer l’opération militaire de la coalition. Alors que le véritable motif, pour les puissances occidentales, n’avait absolument rien à voir avec la protection et la promotion des droits humains. Puisqu’elles n’étaient guidés que par des intérêts essentiellement économiques. À ce jour, le pays est encore enfoncé dans une spirale destructrice ayant des conséquences dans toute la région en termes de terrorisme djihadiste, de contrebande et de trafic de migrants. Pendant ce temps, des crimes contre l’humanité, pires que ceux commis en Libye, étaient commis ailleurs dans le monde. C’est le cas aujourd’hui du Burkina-Faso, sans que les États qui sont intervenus contre le régime de Tripoli n’aient pris d’actions pouvant efficacement mettre fin aux carnages.
Plus pacifiquement la Tunisie, déclencheur du « Printemps arabe », avait servi à l’administration Obama pour une mise à l’essai du projet d’instauration, à la place d’un pouvoir incorrigible devenu trop répressif, trop prédateur et trop corrompu, d’un nouveau régime politique d’obédience islamiste qui servirait comme vitrine d’un « islam modéré », défenseur de la cause démocratique. Lequel pourrait servir de modèle à tous les peuples musulmans leurrés par les mirages d’une démocratie libérale, moderne et laïque.
Rached Ghannouchi et les islamistes d’Ennahdha, débarrassés pour la circonstance et pour un temps de leur gangue terroriste, furent encouragés à se constituer en alternative bien que nullement préparés à l’exercice du pouvoir. Prometteurs d’un islamisme recyclé, ils commenceront, à l’adresse d’une Europe inquiète des menaces que fait peser l’islamisme militant sur leurs sociétés, par vider l’horrible concept de jihâd de toutes ses implications antérieures. Il n’est plus synonyme d’affrontement de l’islam avec ses adversaires, mais prend le sens plus rassurant « d’effort sur soi » (jihâd al-nafs) pacifique auquel est tenu de manière individuelle tout bon musulman appelé à plus de piété mais aussi à plus de conscience professionnelle et de solidarité sociale.
L’indécence du cynisme des Américains n’a pas de limite et la déstabilisation du monde leur sert de mécanique interne, y compris envers leurs alliés. C’est ce qui est en train de se produire avec l’Union Européenne, engagée depuis plus d’un an dans un conflit par proxy qu’elle mène pour le compte des Américains éloignés du champ de bataille et qui rêvent d’un changement de régime à Moscou. Une guerre qui leur coûte cher, mais qui est une aubaine pour le complexe militaro-industriel américain et pour le renforcement et l’élargissement de l’OTAN.
Tout cela met à l’arrêt les dernières velléités d’Europe puissante et pose des limites à son rayonnement mondial. En effet, non seulement les Américains ont largement atteint leurs buts de guerre en Europe par la guerre russo-ukrainienne; mais personne ne croit plus à l’autonomie stratégique des Européens tant en matière de santé, avec la pandémie du Covid, qu’en matière de défense et d’énergie.
Retournons maintenant auprès de nos Frères. C’est d’abord en 2011 en Egypte que les Frères musulmans arrivent au pouvoir lors des premières élections législatives démocratiques et libres dans l’histoire du pays. En mai 2012, leur candidat, Mohamed Morsi, devient le premier président civil élu démocratiquement en Égypte. Toutefois, son accession au pouvoir suprême était une voie sans issue et n’a pas résisté au caractère militaire du régime. La suite, tout le monde la connaît.
Qu’en est-il de la Tunisie? Voilà qu’à la faveur du « Printemps arabe » et après de longues périodes de clandestinité, les islamistes tunisiens sont devenus des acteurs particulièrement visibles de la dynamique révolutionnaire démocratique. Rached Ghannouchi, leader historique du mouvement Ennahdha opère après 20 ans d’exil un retour triomphal, accueilli à l’aéroport de Tunis-Carthage en prophète par des milliers d’adeptes. Ce n’est là que l’amorce d’un long périple politique qui a hissé Rached Ghannouchi jusqu’au perchoir du parlement, institution principale d’un régime représentatif qui fait la loi (pouvoir législatif) et élit le gouvernement (pouvoir exécutif).
Ainsi, en une décennie, du gouvernement de la Troika jusqu’à la dissolution de l’ARP par Kaïs Saïed, et nonobstant quelques vicissitudes, Ennahdha a toujours su garder un pas d’avance.
En cinq ans de présidence de Béji Caïd Essebsi, Ennahdha su non seulement redorer son blason, fortement terni par l’épisode de la Troïka, mais avait fini par avoir la peau de Nidaa Tounes. Se tenant à l’écart des conflits qui secouaient les autres partis, Rached Ghannouchi regardait impassible leurs membres s’entretuer et comptait les morts. Il s’est ensuite hissé, à la faveur des transhumances qui n’arrêtaient pas d’affecter la composition de l’ARP, au rang de parti majoritaire avant même la fin du mandat législatif sans rien exiger en retour. Allié politique de Nidaa Tounes, soutien indéfectible aux accords de Carthage, Ennahdha avait réussi la prouesse de se normaliser en devenant fréquentable au point de participer à tous les gouvernements, intervenant dans les débats au moyen d’un discours rassembleur, homogénéisant et technique en apparence. Tel un chef d’État, Rached Ghannouchi avait gagné de son côté une stature internationale par des fréquents séjours à l’étranger. Tout en rassurant les chancelleries à l’aide d’une escroquerie intellectuelle, la soi-disant démocratie islamique.
Dans un État failli, avec une représentation politique éclatée et des partis fragmentés, la Tunisie était devenue des morceaux de société. Une configuration qui ne répondait plus à l’urgence de la situation. La peur du lendemain est devenue terrifiante. Un sentiment de fragilité extrême affectait ceux qui ne se sentaient plus capables d’élever correctement leurs enfants, trouver du travail, ou se soigner. Bref, rebondir. Ce sentiment profond lié à la solitude, est celui qui nourrira en 2019 le vote pour Ennahdha, devenu un parti comme les autres et pour certains électeurs dépités, peut-être mieux que les autres.
En s’emparant du pouvoir législatif, Rached Ghannouchi, qui n’a cessé de louvoyer, tergiverser, allant de compromis en compromis, de concession en concession, est passé d’une larve monstrueuse à une merveilleuse chrysalide; d’un activiste radical agité, partisan d’une violence islamiste absolue, à l’incarnation d’une pureté idéologique où se mêlent ambitions douces et pacifiques et besoin de reconnaissance universelle. C’est ainsi qu’il avait réussi à rafler les honneurs et les places. Quant à la présidence de la République, il n’en voulait pas et a préféré la concéder volontiers à Kaïs Saïed. Ce sera pour lui l’erreur fatale.