L’actualité ne cesse de se focaliser depuis la chute du régime, non sans raison, sur les problèmes politiques, les consensus hypothétiques, la crise économique et financière, l’endettement extérieur et l’insécurité. Pourtant, silencieusement et sans agiter la sphère médiatique et politique, des dérives se font jour et accentuent la dégradation de la qualité de la vie ; des fragilités croissantes s’immiscent dans le champ si déterminant que représente l’alimentation des Tunisiens. Il faut parfois s’intéresser au contenu des assiettes pour découvrir le rôle essentiel de la sécurité alimentaire dans les politiques sociales et économiques. Quand on réduit le pouvoir d’achat des plus défavorisés et de la classe moyenne, et que les prix des denrées de base explosent, ce sont à la fois les moyens d’accès à l’alimentation et sa disponibilité qui s’en trouvent ébranlés. En Tunisie, la sécurité alimentaire de la population est de plus en plus menacée par la privation d’argent qui bouleverse la vie du quotidien.
Notre dépendance structurelle aux importations extérieures devient préoccupante dans un contexte mondial où les risques de confrontations alimentaires s’exacerbent. Le recours forcé à la Caisse de compensation, utilisée depuis sa création comme rempart contre l’instabilité sociale, est devenu budgétairement insoutenable et va devoir être révisée. Pour les apprentis politiciens, donneurs de leçons, qui s’étripent à longueur de jour, les uns par obsession du pouvoir, les autres pour asseoir des valeurs surannées, l’impact de la hausse des prix alimentaires comme facteur de mécontentement populaire n’est pas encore inscrit à leur ordre du jour. Pourtant, la qualité moyenne de la ration alimentaire ne cesse de se dégrader. Davantage de sucres et de lipides sont consommés tandis que les plats traditionnels, qui réclament fraîcheur et préparation, sont quelque peu délaissés. Prêt-à-manger et alimentation industrielle s’implantent au cœur de nos pratiques alimentaires désormais globalisées.
Personne n’échappe actuellement à l’accroissement des maladies d’origine alimentaire conséquence de la forte transformation des produits consommés, l’insuffisance des structures de contrôle, les défaillances de la sûreté sanitaire de nombreux produits, et enfin la cherté de la vie qui oriente les gens vers les produits les moins chers et les moins sûrs mais les plus attractifs, surtout pour les enfants devenus la cible privilégiée des politiques nutritionnelles du puissant complexe agroalimentaire qui les tente par ses produits « gras » et/ou « sucrés ». Ainsi, aux risques sur la santé d’une alimentation désordonnée, s’ajoutent les coûts sociaux et économiques exorbitants.
Le recul de la viande, mal compensé par d’autres apports de protéines animales : fromages, produits laitiers, œufs devrait renforcer la position d’autres denrées, quelque peu négligées, comme les légumineuses qui constituent pourtant une source économique et de haute valeur nutritive, essentielle au maintien d’une bonne santé. Mais, là aussi, la flambée des prix sans précédent n’épargne plus aucun produit. Contentons-nous de l’exemple d’aliments qui n’ont pas bonne presse mais demeurent emblématiques d’une alimentation indifférente au luxe : une soupe quotidienne et des légumes secs plus souvent que verts. Leur essor relatif a été longtemps lié au blocage d’un pouvoir d’achat populaire accaparé par le pain, les pâtes et quelques condiments. Précisons cela sur l’exemple des pois chiches, cette «viande du pauvre » qui se vend aujourd’hui, tenez-vous bien, à plus de 5 DT le kilo !
Pour des milliers de pauvres hères, le fruit de la miséricorde divine s’est de tout temps identifié à ce bouillon de pois chiches, bourratif et bon marché : le lablâbî. Une dénomination d’origine inconnue, probablement issue d’un étrange idéophone simulant le lapement bruyant d’une soupe avalée à la va-vite, ou le claquement labial d’un commerçant cherchant à s’attirer le chaland. Son principal constituant sont les pois chiche. Natif de la Méditerranée orientale, ce dernier a connu une progression géographique tous azimuts et sa contribution à la convivialité remonte à la très haute Antiquité.
Adopté par toutes les cultures de la région, il était accommodé de mille et une façons. Il continue d’ailleurs à être consommé grillé, frit, en amuse-gueule, en entrée, en raviolis, en panade, en salades, en purées, tel le homous d’Orient arrosé d’un filet d’huile d’olive, en soupe, dans la célèbre harîra marocaine, ou en pâtisserie dans la confection de l’illustre bâtonnet de ghraïba. En période de pénurie ou de cherté, on le mélangeait torréfié au café pur qu’il rendait à profusion sans en altérer le goût.
Pourtant, malgré ses indéniables qualités, des images peu reluisantes lui sont restées attachées, renvoyant à la flatulence, à la frugalité, à la simplicité et surtout à la pauvreté. Son statut culinaire n’a jamais cessé en effet de déterminer des valeurs ambivalentes : il est soit glorifié, lorsqu’il se mêle à la cuisine raffinée où il est utilisé comme appoint dans les couscous, dans certains plats de pâtes, ainsi que dans de nombreux ragoûts de mouton; soit synonyme de chicheté et d’indigence lorsqu’il est le composant principal du plat. Certaines images dévalorisantes lui collent à la peau faisant de lui un piètre ersatz comparé aux noisettes et aux pistaches.
Un dicton tunisien n’évoque-t-il pas l’image du mélange des pois chiches et des raisins secs, homs wa zbîb, pour dénoncer une promiscuité intolérable et la transgression d’un ordre social établi ? Retournons maintenant au lablâbî, un plat de galérien, rejeton d’une cuisine grossière qu’aucune maîtresse de maison qui se respecte ne daignerait préparer ni servir, car ce plat n’a pas sa place dans l’univers familial étant l’expression de désirs gustatifs et commensaux qui favorisent d’abord l’individualisation de l’acte alimentaire.
Plat de rue il est, plat de rue il reste, c’est-à-dire méprisée et dénigré par la cuisine bourgeoise pour des raisons de diététique, d’hygiène et de statut social. D’une simplicité extrême, le lablâbî n’est ni plus ni moins qu’un plat de récupération de pain rassis découpé en petits morceaux, arrosé de bouillon de pois chiches et servi avec une cuillérée de harissa, un filet d’huile d’olive, une large rasade de cumin et un quartier de citron. Simplicité trompeuse cependant, car la cuisson doit obéir à certaines règles : faire passer les pois chiches au crible pour en éliminer les verts ou noirs, les rincer et les mettre à tremper dans au moins deux fois leur volume d’eau froide.
La plupart des recettes recommandent de les égoutter le lendemain. Erreur fatale. Il faut, au contraire, les porter à ébullition dans leur eau de trempage, les écumer, puis laisser frémir à feu doux jusqu’à ce qu’ils soient bien tendres, suffisamment pour s’effacer plus tard dans la bouillie. Une préparation des plus sommaires à laquelle seul l’assaisonnement confère sa qualité gustative. Le pois chiche étant pauvre en acides aminés, des carences pourraient en découler s’il devait être la seule source de protéine. Il suffit alors, dans le même plat, de lui associer des protéines animales pour que celles du grain deviennent pleinement assimilables.
Cette complémentarité, les cuisiniers d’autrefois en avaient empiriquement dégagé les règles en lui associant la hergma, bouillon de pied de veau coupé en morceaux, transformant du coup un modeste plat en un repas complet. Réfractaire à toute récupération industrielle, le lablâbî devait rester le plat du pauvre par excellence, mais, parce qu’il fait l’objet aujourd’hui d’un engouement bourgeois, certains n’hésitent pas à l’enrichir d’œufs ou de thon. Inqualifiable hérésie !