Il aura suffit d’une couverture iconoclaste d’un livre d’un auteur quasi-inconnu et d’un titre provoquant pour que la machine de l’Etat se mette en branle, afin de se saisir d’un ouvrage écrit et publié il y a un an et que, semble-t-il, personne n’a lu. Puisqu’aucun de ses défenseurs ni de ses inquisiteurs n’en a exposé le contenu. En fait c’est le caricaturiste, qui a utilisé la fameuse photo du film Frankenstein tiré d’une fiction de Mary Shelly (1818) et illustrant le monstre créé par le fameux savant Victor Frankenstein, en y collant la caricature de la tête du Président de la République, qui aurait dû être le premier attaqué. Personne n’a parlé de cet artiste resté dans l’anonymat.
Tout le monde sait par ailleurs que la responsabilité de choisir une couverture pour un livre revient à l’éditeur. Nous en savons quelque chose parce que cet éditeur est au dessus de tout soupçon, et la Maison tunisienne du livre a été crée par feu Belgacem Marzougui, paix à son âme, destourien et ancien délégué, mais surtout poète. Nous pouvons donc certifier que son fils qui a succédé à son père n’est pas parmi les chasseurs du Buzz. Et que, si Buzz il y a, il est dû aux apprentis censeurs qui à l’évidence ne connaissent pas leur métier.
L’Etat c’est la censure !
Car être censeur est un vrai métier et requiert des compétences et une très large connaissance du système politico-culturel qui gouverne le pays. Il faut surtout être incorruptible, et ceci dans tous les domaines, de la pensée, de l’art, du journalisme, du cinéma, du théâtre, des fictions. L’Etat tunisien a toujours, depuis les Beys, en passant par la période coloniale, Bourguiba, Ben Ali, les gouvernements post-révolution et jusqu’à Kaïs Saïed, pratiqué la censure. Seulement n’est pas censeur qui veut! Celui qui a ordonné la saisie du livre du stand dans une Foire du Livre organisé et contrôlé par le Ministère de la Culture ne mérite pas le nom de censeur, mais d’apprentis culturels. Et ce nouveau métier fait fureur maintenant.
Depuis que l’homme a créé l’Etat, il lui a confié les instruments de sa domination, les institutions de la violence légitime et les organes de contrôle de la pensée ou des âmes. Ces institutions, on les appelle, Eglise, Faqihs, Rabbins, ou censeurs. Mais un Etat de droit n’agit et ne sévit que dans le cadre de la loi, particulièrement pour protéger les citoyens. Un Etat démocratique est d’abord un Etat qui a des lois qui favorisent la liberté de penser, de créer, de s’exprimer et de protester. Or les lois tunisiennes en vigueur ont été établies dans la phase postindépendance, et dont la philosophie est anti-démocratique par essence, mais nationaliste à outrance! Celui qui contrôle le pouvoir a toujours raison même quand il a tort. Car toujours protégé par ces mêmes institutions qui sont censées appliquer la loi d’une façon aveugle, et c’est le propre d’une vraie justice d’être aveugle. Les pseudo-révolutionnaires n’ont rien changé à ces lois, car ils les ont instrumentalisés à leur tour. Rappelez vous de l’inquisition de la Abdelliya menée par le fameux ministre de la Culture nahdhaoui pour censurer des tableaux de peinture pour cause de blasphème. Bien sûr c’était des milices salafistes qui travaillaient en sous-main pour Ennahdha qui avaient envahi les lieux. Rappelons aussi que le livre de Leila Ben Ali a été non seulement censuré mais qu’aucun libraire n’a osé l’importer et aucune maison d’édition en faire un tirage local. Nous savons aussi que durant des années, la censure « révolutionnaire » a empêché des intellectuels de l’ancien régime de s’exprimer dans les médias audio-visuels ou de publier dans la presse écrite. C’était la pensée unique dite « révolutionnaire » qui dominait et les journalistes des radios et des télévisions étaient chargés par leur patron de diaboliser et harceler tous « les contrerévolutionnaires », patrons qui étaient tous des privilégiés de l’ancien régime. Puisque par définition l’octroi d’une autorisation de publier ou d’émettre était légalement un privilège nominatif.
Les procès en cours et toutes les formes de censures sont faits au nom des mêmes lois. Et ironie de l’histoire, les victimes actuelles étaient les bourreaux de l’époque, dans leur majorité.
Echec de la contreculture
Le concept de la contreculture a été élaboré à la fin des années soixante en Occident, suite aux révoltes des jeunes, hippies, anarchistes, artistes iconoclastes, soixante-huitards, groupuscules révolutionnaires, musiciens de l’underground…
Il désigne des personnes et des groupes qui contestent ouvertement et politiquement la culture bourgeoise et conservatrice en Occident. Son slogan favori : « Il est interdit d’interdire! »
La révolution des mœurs, notamment sexuelles, et le féminisme ont chamboulé les sociétés occidentales, sans pour autant abattre le Capitalisme qui a d’ailleurs récupéré politiquement et surtout économiquement ce grand désir de changement et permis l’intégration des élites révolutionnaires dans le showbiz, la publicité, le cinéma et les médias qui continuent à obéir à la loi du marché. La Russie et la Chine capitalistes quant au système économique ont fini aussi par en bénéficier. Ce fût le grand échec de la contreculture! Nous avons vécu le même processus en Tunisie quoique d’une façon plus caricaturale.
Tout le monde sait que le milieu culturel et artistique tunisien, depuis le début du vingtième siècle, est structurellement lié au milieu culturel français. Et ce, pour la simple raison que la diaspora française en Tunisie pendant la période coloniale était, dans le domaine de la culture et des arts, avant-gardiste. Tunis vivait au rythme de Paris dans le cinéma, le théâtre, les arts plastiques, les courants philosophiques et idéologiques modernistes et mêmes les courants politiques et syndicaux étaient le prolongement des mouvements dans l’Hexagone. Le mouvement nationaliste lui-même adoptait les principes et du nationalisme et de la révolution française de 1789.
Dans le domaine de la culture et des arts, le jeune Etat tunisien a choisi l’option biculturelle tout en se réclamant de l’identité arabo-musulmane sous le slogan « al asala wel hadatha », authenticité et modernité. Plus que ça, toutes les modes appartenant à la contreculture française ont été récupérées par l’Etat tunisien et leurs porteurs intégrés dans les institutions du ministère de la Culture. Cela vaut bien pour le théâtre, le cinéma, les arts plastiques et les grands festivals de musique, de cinéma et de théâtre et autres arts plastiques. Lesquels sont devenus autant de flambeaux du progrès et de la modernité.
La Tunisie s’éloignait ainsi de la culture conservatrice d’un Orient lui aussi en proie à des convulsions culturelles dramatiques. Ce qui était donc une contreculture en Occident est presque devenu une culture de l’Etat tunisien, sous le label de la modernité. Mais ce fût aussi un échec, car l’islamisme n’a fait de cette culture qu’une bouchée lorsqu’il a commencé sa propagande antioccidentale dans les années quatre-vingts. Ce fût un échec retentissant pour l’Etat et surtout pour les élites modernistes, qui n’avaient fait si souvent que plagier ce qui se passait en France ou en Occident. La vague conservatrice et religieuse a touché toute la société et a fait le lit de l’Islamisme même le plus radical. Même si actuellement l’Islam Politique connaît des déboires, il a réussi à faire passer sa vision d’une culture moyenâgeuse comme étant la propre identité du peuple tunisien. Ce qui est évidemment totalement faux! C’est l’échec lamentable des élites nationalistes et progressistes de représenter par l’art, la culture et la pensée une identité tunisienne qui tarde à s’imposer. Car on n’est qu’au début du processus de l’édification d’un véritable Etat-Nation, même soixante ans après l’Indépendance.
L’échec de cette contreculture est compensé par une culture du buzz et du showbiz et donc par l’incontournable provocation inhérente à ce genre de produit culturel, pour occuper une place dans le marché local et faire de l’argent au détriment de la qualité. Cela est flagrant dans notre cinéma et nos feuilletons télé. Et quoi donc de plus normal que le livre soit touché par les règles du marketing. Crier à la censure est un moyen assuré pour réussir ses ventes; quitte pour cela à provoquer le censeur! Surtout que ce sont des apprentis censeurs qui s’en chargent.