Il faut avoir la foi du charbonnier pour croire que l’espace public et l’espace privé sont sûrs pour les femmes en Tunisie. Les 15 cas de féminicides en Tunisie dans les trois derniers mois interpellent et incitent la société civile à tirer la sonnette d’alarme.
Dans une interview exclusive accordée à l’Economiste Maghrébin, la secrétaire générale de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), Ahlem Bousserwel, décortique ce phénomène.
Ahlem Bousserwel affirme que la société civile en général et les associations féministes en particulier tirent la sonnette d’alarme vu que le nombre de féminicides en Tunisie ne cesse d’augmenter depuis le début de l’année 2023. En effet, elle rappelle que 15 cas de féminicides ont été signalés depuis janvier 2023. Mais elle estime que ce nombre n’est pas fiable, il y en aurait beaucoup plus réellement.
Pour étayer ses propos, Bousserwel indique que dans son rapport de 2022, le ministère de la Femme, de l’Enfance et des Seniors affirme qu’il n’a reçu de la part du ministère de la Santé que 10 cas de certificat médical initial pour des femmes victimes de violences. De ce fait, elle assure qu’il n’existe pas de statistique officielle sur le phénomène, et que la veille et le monitoring sur les féminicides se font à travers des association bénévoles qui n’ont pas forcément accès à toutes les données du ministère de la Santé qui déclare le décès des femmes victimes de violences.
Et si on interpelle le ministère de la Femme et celui de la santé ?
Notre interlocutrice souligne que les ministères de la Femme et de la Santé en ont la responsabilité, selon la convention multisectorielle de lutte contre les violences faites aux femmes donne au ministère de la Femme la priorité pour la coordination par rapport à l’application de la loi 58.
En effet, selon la loi organique n° 2017-58 du 11 août 2017, relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes, le ministère de la Santé est censé notifier et collecter les statistiques et les partager avec l’Observatoire national de lutte contre les violences d’une manière régulière.
Mme Bousserwel indique également que la convention multisectorielle déjà citée stipule que les ministères de la Femme et de la Santé ont la responsabilité de nous fournir les statistiques sur les cas de décès et les certificats médicaux initiaux.
« Je doute fort que tout cela soit en train d’être fait. J’espère que les ministères de la Femme et de la Santé pourront nous répondre sur le chiffre réel. Ils ont la responsabilité de nous répondre en tant qu’institutions étatiques sur le sujet d’aujourd’hui. Nous sommes en face de 15 féminicides, et le chiffre n’est pas exact. C’est grâce aux médias, aux alertes des associations et aux familles des victimes qu’on a pu collecter et énumérer ces cas », lance-t-elle.
Chiffres alarmants
L’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) a réalisé une étude au mois de mai 2022 qui a été présentée par feu professeur Ahlem Bel Hadj. L’étude est intitulée « La trajectoire des femmes victimes des violences en Tunisie ». Cette étude se base sur 54 cas de victimes dans les gouvernorats de Tunis, Sousse et Kairouan.
Notre invitée explique que cette étude contient plusieurs chiffres lourds de sens. Selon l’étude, la durée moyenne pour qu’une femme victime de violence puisse trouver une solution à sa situation est 24 mois à partir du moment où elle a été violentée et où elle commence à faire le tour des administrations tunisiennes.
Autre chiffre choquant : il faut une moyenne de 68 mois pour que le procès d’une femme victime de violence soit tranché. « Parmi les femmes victimes de violences qui ont fait un parcours entre les différentes institutions, 34 affirment qu’elles étaient alourdies par les procédures de santé, de justice et de police.
L’étude affirme que la durée de la trajectoire entre ces administrations (28 mois) est corrélée à la situation socioéconomique de la victime.
L’intervenante rappelle que les femmes victimes de violences en général et particulièrement de féminicides sont dans leur majorité des femmes qui ont déjà demandé la protection auparavant.
71,7% des victimes de féminicides sont des femmes mariées tuées par leur époux, selon une étude réalisée par l’UNFPA. 46% des victimes de féminicides sont des femmes au foyer « qui se sentent isolées sans appui au niveau matériel et surtout au niveau social ».
Notre interlocutrice affirme que les familles des victimes ou des futures victimes ne sont pas sensibilisées quant à la violence faite aux femmes. Elles estiment que cela peut être un cas isolé alors qu’il ne l’est pas.
« Le premier lieu où les femmes vont pour dire qu’elles sont victimes de violences, c’est la famille. C’est là où le mur du silence se brise. Mais souvent, les familles ne sont pas sensibilisées et n’assument pas leur responsabilité. Lorsque la famille demande à la femme victime de violence de retourner au foyer conjugal alors qu’elle est victime de violence, cela fait d’elle une victime potentielle de féminicide », lance-t-elle.
La violence n’est pas un cas isolé, car généralement on parle de cycle de violence, selon notre invité. « Les femmes sans appui, sans service social et sans ressources matérielles se retrouvent de nouveau dans le cycle de la violence à cause de l’influence familiale ».