C’est l’histoire d’un petit garçon de deux ans, appelons-le « chouchou ». Pendant que ses parents sont au travail, il est confié aux soins de sa grand-mère et c’est là qu’il apprit à partager avec elle son passe-temps favori en restant des heures les yeux rivés sur la télé. C’est ainsi qu’il a fini, malgré son très jeune âge, par avoir ses chaînes et ses émissions préférées. Les feuilletons turcs, forcément, dont il reconnaissait tous les personnages, des émissions de cuisine, mais rarement des dessins animés qui, curieusement, ne l’amusaient guère. Il lui arrivait, cependant, en plein milieu d’un feuilleton, d’exiger de sa grand-mère qu’elle change de chaîne. Il était dans ce domaine suffisamment insistant pour imposer ses caprices d’enfant gâté car on craignait, par-dessus tout, ses colères spectaculaires. Alors, pour ne pas avoir à le confronter, on finissait toujours par céder. Un jour il s’était mis à bredouiller le nom d’une émission, mais l’exprimait si mal et de manière si confuse qu’on n’arrivait pas à en deviner le titre. On lui déroula alors toutes les chaînes, qu’il reconnaissait par leurs génériques et leurs jingles, sans le moindre succès. Ce n’est qu’après de patients efforts qu’on finit par saisir l’objet de ce choix obstiné. En fait, il cherchait désespérément par ses paroles confuses à prononcer le mot magique : ta’sîssî, ta’sîssî. Il désirait simplement signaler qu’il voulait regarder les débats de l’ANC ! Depuis lors, la puissance évocatrice du spectacle des députés s’interpellant, hurlant, vociférant, vilipendant, qui ne peuvent pas discuter sans se jeter des invectives à la figure, était devenue pour lui un objet presque familier, hypnotique et fascinant à la fois. Ce qui nous paraît, à nous autres, surement indigne de gens qui prétendent représenter le peuple, recèle depuis lors pour la pauvre grand-mère un fantastique expédient pour calmer le chérubin tout en s’accordant le temps de vaquer à ses occupations.
La clôture des débats sur le projet de budget nous a permis d’assister, une fois encore, à ces éternelles joutes parlementaires où se succèdent de part et d’autres les cris d’indignation, les critiques virulentes, les contestations, les empoignades voire les propos calomnieux. Mais c’est la première fois qu’on entend un ministre des Finances accuser les députés de ridiculiser le budget de l’Etat et des députés accuser le gouvernement de profiter de leur notoire absentéisme (120 élus étaient présents sur un total de 217) pour passer en catimini des articles controversés ! Tout cela, bien sûr, au nom de l’exercice de la démocratie et de la séparation des pouvoirs.
Toute activité économique suppose différentes formes d’organisation, de calendrier, de planning. Une entreprise établit des programmes de gestion et essaie de les réaliser, un paysan s’efforce de prévoir sa production et sa vente, des parents élaborent généralement des projets économiques pour assurer l’avenir de leurs enfants. Enfin, un gouvernement prend les mesures nécessaires qui intéressent la société dans son ensemble, à l’échelle locale nationale ou internationale. Pour réaliser la croissance économique d’un pays, améliorer les conditions de vie de ses habitants et concrétiser un modèle de société qui répond aux aspirations de ses électeurs, un gouvernement a besoin de produire tous les ans un budget approprié.
Dans le passé, si l’art était fâcheusement absent, le régime arrivait malgré tout à respecter la manière et sauver les apparences par sa façon de prévoir les recettes et les dépenses de l’Etat selon un schéma directeur portant sur les grandes lignes du budget pour l’année venir. Il mettait pour cela le temps nécessaire à son élaboration par une série d’opérations allant de la conception d’une politique générale, la structuration des exigences de chaque ministère, la centralisation et l’arbitrage, jusqu’au aux discussions en commissions et en plénière. Malgré l’absence de tout débat démocratique, les budgets présentés, du moins dans leur forme, traduisaient bien des objectifs précis. Chaque ministère faisait valoir la continuité de son action en se référant aux objectifs du gouvernement, évaluait ses besoins de manière précise et s’attachait à démontrer que les dépenses proposées aboutiront à une meilleure administration des affaires publiques. Chaque maillon de la chaîne, du Conseil des ministres jusqu’aux directions et services du budget, intervient et agit de façon précise et cohérente à un moment déterminé de la procédure budgétaire. Si, par exemple, le gouvernement envisageait, au nom de l’intérêt général, des dépenses en forte progression par rapport à l’année précédente, la direction du budget, qui voit tout sous l’angle comptable afin d’assurer l’équilibre financier, intervenait pour juger de l’opportunité de telle ou telle dépense en étayant ses refus par des preuves chiffrées, bien qu’il lui arrivât, souvent, de s’incliner devant certaines volontés politiques.
Tout cela pour rappeler qu’un budget traduit en fait une politique ; qu’une impulsion politique doit exister au départ de tout processus budgétaire et qu’il appartient au gouvernement, qu’il soit autoritaire ou démocratique, de déterminer les principales caractéristiques du budget à venir ; s’il doit choisir de mettre l’accent sur un accroissement des investissements publics pour relancer l’économie ou au contraire freiner ceux-ci pour réagir contre des tendances inflationnistes. S’il doit déterminer qu’il faut ralentir ou relancer la consommation, s’il convient d’accroître les recettes fiscales, etc. Les budgets sont alors qualifiés de courageux ou réalisables, ambitieux ou irresponsables. Or, le budget du présent gouvernement pour 2014 est un budget de survie qui repose sur des calculs d’épicier et sur des mesures dispersées, en ce sens qu’elles ne forment pas les éléments d’un plan d’ensemble permettant à une société de réaliser ses buts. Pour cela il aurait fallu formuler des objectifs logiquement coordonnés de la politique que l’on se propose de suivre et ensuite trouver les moyens susceptibles de contribuer au mieux à leur réalisation.
Le pays fait face aujourd’hui à des problèmes économiques, politiques et sociaux et d’autres considérations qui entrent en ligne de compte, d’une ampleur jusque-là peut-être inconnue dans son histoire : le défi sécuritaire, l’inflation galopante, le niveau de vie en baisse, l’emploi toujours sans solution. De plus, les conditions politiques nécessaires à la réalisation d’un programme de société ne sont nullement remplies : les élections ne sont pas fixées et les partis politiques n’ont jamais été aussi divisés. Autrement dit, un vaste effort est nécessaire pour s’en sortir. Or, pour cela, il faut d’abord que le pays soit en paix avec lui-même, que ses habitants soient conscients des défis à venir, que la fonction de ses représentants soit au service de l’intérêt général et transcende celui des partis. Enfin, qu’il a grand besoin d’un pouvoir stable et énergique capable d’atteindre les objectifs qu’il s’est fixés. Tout le contraire de la réalité d’aujourd’hui…