Ridha Chkoundali était l’un des économistes que le président de la République, Kaïs Saïed, a rencontrés dernièrement pour aborder la situation économique du pays. Avec lui, on fera le bilan du gouvernement Bouden, qu’il considère comme étant le pire de l’histoire de la Tunisie. On tracera avec lui les priorités du nouveau gouvernement qu’il résume en un point essentiel : combattre l’inflation. Pour cela, il nous propose un plan en quatre points. Interview.
Le bilan de Mme Bouden est-il à ce point catastrophique ?
C’est un fait que les résultats économiques de Mme Bouden sont très faibles. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. D’abord au niveau de la croissance économique qui est passée de 4,3% en 2021 à 2,2% en 2022, et la courbe descendante continue. On prévoit 1,8% pour 2023. De même, durant les 18 mois de la prise de fonction de Mme Bouden en septembre 2021 et jusqu’en février 2023, le taux d’inflation n’a cessé d’augmenter, passant de 6,2% en septembre 2021 à 10,4% en février 2023. Il dépasse le seuil de 20% pour les denrées vitales comme la viande, les œufs et les huiles alimentaires. Par ailleurs, le déficit commercial s’est nettement aggravé, puisqu’il est passé de 9,7 milliards de dinars en 2020 à 12,4 milliards de dinars en 2021 et à 19 milliards de dinars en 2022. Sa diminution au début de l’année n’a pas été le résultat d’une amélioration des exportations, mais plutôt d’une politique d’austérité en limitant l’approvisionnement en matières premières nécessaires. Les entraves du processus de production ont entraîné une contraction de la croissance économique, ainsi que des difficultés financières qui ont conduit à l’incapacité de garantir l’approvisionnement en matières premières essentielles telles que les céréales, le sucre, le café, le carburant et autres matériaux nécessaires.
J’ajoute à tout ce que je viens de démontrer la politique fiscale expansionniste qui a fait qu’on est passé d’une pression fiscale de 23,3% en 2021 à 24,9% en 2022. La politique monétaire prudente, qui s’est traduite par l’augmentation répétée du taux d’intérêt directeur pour atteindre 8% après qu’il était au début du mandat de Mme Bouden 6.25%. Le recours de l’État à l’emprunt auprès des banques tunisiennes a privé les entre- prises privées de la liquidité nécessaire et a, de ce fait, affaibli l’investissement privé et contribué à la contraction de la croissance économique. A cela s’ajoute la diminution de la part de l’investissement public dans le budget de l’Etat, passant de 4,5 milliards de dinars en 2021 à 3,6 milliards en 2022.
Il y a un autre point sur lequel on peut s’arrêter. Bien que les sommes dues par l’Etat tunisien au titre du rembourse- ment des emprunts extérieurs aient nettement diminué, passant de 6,1 milliards de dinars en 2021 à 4,2 milliards en 2022 puis à 6,6 milliards en 2023, le gouvernement a augmenté le budget, passant de 53,4 milliards de dinars en 2021 à 70 milliards en 2023. Une hausse qui ne traduit pas une augmentation de la production mais sur la base d’emprunts extérieurs, qui ont doublé en deux ans, passant de 7,4 milliards de dinars en 2021 à 14,9 milliards en 2023, ce qui a entraîné une augmentation du volume de la dette, passant de 104,3 milliards de dinars en 2021 à 124,6 mil- liards en 2023.
Comment expliquez-vous ce bilan ?
Comme je l’ai dit plus haut, il n’y a ni concorde ni harmonie entre Mme Bouden et le président de la République.
A titre d’exemple, le président de la République a annoncé une position claire et un programme qui s’appuie sur la réconciliation pénale et les sociétés civiles. Or la cheffe du gouvernement est partie sur un programme différent. Un programme qu’elle n’a défendu à aucune occasion, mais au contraire elle est restée silencieuse tout au long de son passage. Pire encore, elle n’a pas mis en œuvre ses propres choix programmés dans la loi de finances de 2023, notamment en ce qui concerne, la partie liée à la levée des subventions sur les produits de base et principalement le carburant. Par conséquent, elle porte l’entière responsabilité de cette option.
Même la proposition annoncée par le président de la République concernant la réforme du système des subventions en imposant un paiement sur ceux qui bénéficient injustement des subventions, le gouvernement Bouden n’a apporté aucune précision à cet égard.
Une réforme qui aurait pu, par ailleurs, convaincre le Fonds monétaire international de faire l’impasse sur la question des subventions.
Est-ce au gouvernement qu’incombe l’échec des négociations avec le FMI ?
D’abord et concernant l’affaire des subventions, on aurait pu négocier en mettant en avant les conséquences de la levée des subventions sur l’inflation, donc sur la paix sociale. Une paix sociale nécessaire pour pouvoir entamer les autres réformes. On aurait pu le négocier, du moins pour l’année 2023.
Un autre point concernant la levée de fonds propres de 2,5 milliards de dollars pour le budget 2023, le gouvernement a échoué à mettre en avant le mémorandum avec l’Union européenne qui s’est dite prête à fournir un soutien direct au budget de l’État. De même pour l’accord de prêt avec l’Arabie saoudite. Des accords qui pourraient inciter d’autres pays à s’engager dans le financement du programme de réforme convenu avec le FMI.
Un non-accord avec le FMI qui nous conduit, par ailleurs, à l’effondrement de la notation souveraine de la Tunisie. Une notation CCC-, une humiliation.
Un remaniement était donc, selon vous, nécessaire. Que pensez-vous du choix de M. Ahmed Hachani ?
Je comprends des récentes déclarations du président de la République sur l’épuration de l’administration que les critères retenus pour sélectionner un nouveau chef du gouvernement sont la capacité de ce dernier à gérer les ressources humaines. M. Ahmed Hachani était le directeur général des ressources humaines à la Banque centrale.
En outre, les difficultés rencontrées par le gouvernement pour mobiliser des ressources externes et le besoin urgent de mobiliser davantage de ressources internes de la part des banques et de la Banque centrale nécessitent une compétence connaissant les détails juridiques de la loi fondamentale de la BCT afin de la modifier pour introduire une flexibilité juridique et faciliter le financement du budget de l’État par la Banque centrale.
Il est vrai que M. Hachani n’est pas vraiment connu, mais ce sont, je pense, les deux points sur lesquels le président de la République s’est appuyé.
Extrait de l’interview qui est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 876 du 16 août au 13 septembre 2023