L’enseignante universitaire et activiste politique, Chaïma Issa, vient de rompre le silence. Arrêtée en février 2023 dans le cadre d’une instruction sur une affaire de complot contre la sûreté de l’État, et ce, en vertu du décret controversé n°54 suite à une déclaration médiatique du 22 décembre 2022.
Libérée en juillet dernier, elle a accordé, il y a trois jours, une interview à nos confrères du Monde Afrique pour raconter son vécu derrière les barreaux de la prison de La Manouba ; ainsi que son combat politique pour la liberté.
Voici quelques extraits.
Comment l’opposante Chaïma Issa, 43 ans – sociologue, écrivaine, journaliste et militante des droits de l’Homme ; également membre indépendante du Front de salut national (FSN) -, vit-elle sa liberté retrouvée, alors qu’elle est interdite de voyage et surtout « empêchée de se présenter dans les espaces publics » ?
« Je suis dans un entre-deux »
« Je suis dans un entre-deux », affirme-t-elle. « Je ne me sens pas libre, d’autant que mes camarades sont toujours détenus. J’ai aussi découvert ce que mes proches ont enduré en termes d’humiliations et d’agressions, les mensonges qu’on a pu dire sur moi, tout cela a eu un impact. J’ai eu besoin de temps pour me reposer et retrouver ma famille, y compris ma famille politique ».
« Aujourd’hui, rappelle l’activiste politique, je ne peux plus travailler, je suis également interdite de voyage et d’espaces publics. Cette dernière décision est incompréhensible juridiquement, mais elle relève de la même logique de privation de liberté ».
« Quand on fait de la politique, on a conscience des risques que l’on prend. La raison d’Etat est devenue agressive et brutale, tout ce qui en découle est de l’ordre de l’absurde et de l’arbitraire ». Triste constat !
« Les deux fois où j’ai pleuré »
Et d’évoquer son séjour carcéral en termes poignants : « La prison est un autre monde. Je n’ai pas eu peur mais j’ai pleuré deux fois. La première quand ils m’ont enlevé mes lunettes de vue. C’est là que j’ai compris que je n’avais plus le contrôle sur ma vie. La seconde quand j’ai dû me déshabiller et qu’on m’a demandé de me baisser et de tousser ».
« A présent, poursuivit-elle, je veux aussi me battre pour les droits des prisonnières, pour leur intégrité physique et psychologique. Il n’y a pas une seule famille en Tunisie qui n’a pas un de ses proches en prison ».
« La prison n’est pas une solution. Là-bas, le quotidien est une lutte, aucun droit humain n’est respecté, les détenues sont déshumanisées. Cela fait partie de mes luttes à présent, j’ai promis à mes codétenues que j’en ferai une priorité », a-t-elle promis.
Réquisitoire
Revenant sur l’affaire du complot avec des puissances étrangères dont elle était accusée, la première femme prisonnière politique en Tunisie depuis la révolution de 2011 exprime sa part de vérité : « Il y a beaucoup de vérités à rétablir, mais je veux surtout rappeler que les pays occidentaux ont mis de côté la défense du processus démocratique et soutenu la feuille de route de Kaïs Saïed après le 25 juillet. Seuls les démocrates tunisiens ont dénoncé ce processus et ont parlé de coup d’Etat. La justice a aussi dédouané publiquement les diplomates qu’on nous accuse d’avoir rencontrés, tandis que nous sommes toujours poursuivis. C’est totalement contradictoire ».
Et de poursuivre : « On nous accuse aussi d’avoir des armes, d’être des terroristes. L’ironie est que j’ai travaillé moi-même sur les processus de déradicalisation et que je me retrouve devant le pôle antiterroriste. Là, j’ai pu interpeller le juge d’instruction, lui rappeler qu’il ne pouvait y avoir de procès équitable et d’indépendance de la justice quand le président lui-même a affirmé suivre personnellement notre dossier. J’étais aussi dans l’émotion, je lui ai demandé ce qu’il voulait savoir de plus, alors qu’il avait accès à ma vie privée via mon téléphone, y compris mes photos intimes et mes messages d’amour… Ma vie allait être exposée alors que je n’avais rien à me reprocher ».
« Mais quand toute cette affaire sera rendue publique, le monde découvrira aussi que mes camarades et moi avons passé des mois en prison pour simplement avoir défendu nos libertés. Nous avons agi publiquement pour réunir l’opposition, tenté de proposer des solutions. Comme Kaïs Saïed préférait maintenir les divisions, il nous a jetés en prison », a-t-elle conclu au terme de l’entretien avec le média français.