La discussion qui a eu lieu entre une journaliste qui se définit comme journaliste d’investigation et le président par intérim du parti islamiste Ennahdha, et dans l’attente d’une confirmation ou d’un démenti de la véracité de cette « interview » par la justice puisque des plaintes ont été déposées, prouve que le mouvement « Frères musulmans » à la sauce tunisienne a atteint le fond, quant à la qualité politique de ses cadres.
On savait Ennahdha agonisante, mais l’on ne savait pas à quel point sa dégénérescence interne était catastrophique. Un « dirigeant », en plus médecin de son Etat, ne peut pas user du même langage qu’un voyou des bas-fonds! Que dire alors quand il est à la tête d’une organisation politico-religieuse qui sombre dans une crise profonde, que ses chefs croupissent dans les prisons, qu’ils sont accusés par la justice des pires crimes dont le moins grave est « complot contre la sûreté de l’Etat », de terrorisme, de blanchiment d’argent, de connivence avec des services d’espionnage de pays étrangers et même d’assassinat de militants tunisiens.
L’inévitable dégénérescence de l’islamisme tunisien
Le mouvement Ennahdha, prolongement de la fameuse « Tendance islamique », portait en lui, depuis sa création, les germes de sa propre destruction. Puisque l’objectif pour lequel il a été créé n’était autre que de faire un bond en arrière de quatorze siècles pour construire une mythique société tunisienne de « purs » musulmans tels qu’ils ont été conçus par les pères fondateurs des « Frères musulmans », dans les années trente et quarante du siècle dernier.
Rached Ghannouchi, en l’occurrence le fondateur, est un pur produit de Hassan- el-Benna, Sayed Kotb et de Abu Ala el-Mawdoudi. Cela ne peut donc donner qu’un monstre idéologique et une organisation conspirationniste dont le rôle est la destruction de l’Etat impie, comme il l’a toujours déclaré tout au long de son parcours en lui substituant une sorte d’Etat théocratique de type moyenâgeux et à structures complexes et souvent clandestines.
Il faut dire qu’il a réussi en grande partie son pari, pari certes insensé et catastrophique pour la nation tunisienne. On en cueille aujourd’hui les fruits amers. Tout cela pour prouver que le projet porte en lui-même l’objet de sa destruction. Dans tous les pays musulmans où l’islam politique a pris le pouvoir, le résultat est le même : à l’intérieur, une dictature dans une économie mercantile et de rente, et à l’extérieur, un isolement, même quand il s’agit d’un pays pétrolier comme l’Iran.
Tout est basé sur le pouvoir d’un seul homme à qui on prête allégeance à la vie, à la mort, au sein de la jama3a. Et pour détourner les regards et surtout la « curiosité » des services de police, on crée un parti politique, en l’occurrence ici, Ennahdha, pour donner l’impression qu’on est moderne et qu’on est prêt à jouer le jeu démocratique. Evidemment tant que cela correspond à la vraie stratégie qui consiste à phagocyter l’Etat pour mieux l’étouffer et à préparer idéologiquement la société à intérioriser le modèle islamiste. C’est le sens qu’il faut donner à la fameuse indiscrétion de Abdelfattah Mourou, un des pires islamistes dans le monde : « Nous avons besoin de récupérer leurs enfants, eux ne présentent plus une cible pour nous… ».
Mourou est un des fondateurs et un des dirigeants les plus dangereux de la confrérie. Il est même arrivé à présider l’Assemblée nationale à l’époque où, selon la Constitution, il aurait pu accéder à la magistrature suprême, la présidence de la République, en cas de vacance de pouvoir à la tête de l’Etat. Le comble, c’est qu’il a failli réussir, n’eût-été sa rivalité fratricide avec Rached Ghannouchi. D’ailleurs, il s’est totalement éclipsé de la scène politique dès que ce dernier a été écroué. Sans dire un mot, sans se proposer de le défendre devant les tribunaux, lui le grand ténor du barreau! C’est encore une preuve de la dégénérescence d’Ennahdha. Il faut néanmoins rappeler que Mourou représente « l’aile » saoudienne, et que l’Arabie saoudite est devenue un des pires ennemis de la branche « Frères Musulmans ».
Depuis sa fondation, l’organisation tunisienne des « Frères » est constituée d’éléments inféodés à des puissances étrangères, dont des pays occidentaux qui sont vilipendés par le discours officiel islamiste comme « le grand diable ». Au fur et à mesure, certains, surtout ceux qui avaient fui le pays, sont devenus de véritables agents des services secrets des pays d’accueil. Rached Ghannouchi le sait et l’utilise pour nouer de nouvelles alliances avec ces pays. Il ne répugne pas à jouer à cela, beaucoup d’exemples l’attestent. Mais laissons à la justice le rôle de décortiquer ces liaisons dangereuses, puisque les accusations contre lui portent aussi sur ce sujet.
On peut dire aussi que c’est une autre preuve de dégénérescence idéologique et politique quand des dirigeants travaillent pour des pays étrangers. En fait, c’est tout ce qu’il y a de plus normal pour eux puisqu’ils ne font pas allégeance à l’Etat tunisien considéré au fond d’eux-mêmes comme impie. Alors qu’ils sont prêts à le faire à Istanbul, comme l’a fait Ghannouchi lui-même. Non seulement ils ne croient pas au patriotisme, mais ils l’abhorrent. Encore un gène qui condamne, tôt ou tard, ce type de formation politique à une mort certaine.
Dégénérescence morale et piété de façade
Jusqu’à leur arrivée au pouvoir en 2011, les islamistes tunisiens jouissaient d’une réputation de « bons musulmans ». Car dans l’inconscient collectif des Tunisiens, un musulman est celui qui ne vole pas, ne tue pas, n’escroque pas, ne commet pas d’actes illicites, ne convoite pas la femme du voisin, fait régulièrement sa prière, s’acquitte de l’aumône légale et éventuellement fait son pèlerinage quand il en a les moyens. Les révélations sur des comportements immoraux de certains islamistes par les services de police de Ben Ali étaient considérées comme de la pure propagande pour les discréditer.
Tout en continuant à montrer une piété de façade et à se mobiliser pour appliquer la chai3a (la loi charaïque), les islamistes ont commencé à révéler une nouvelle image d’eux-mêmes aux Tunisiens grâce aux réseaux sociaux et surtout aux luttes internes qui ont commencé à secouer l’organisation islamiste. Ces derniers apprirent à leurs dépens que ceux qu’ils ont pris pour des saints étaient comme tous les autres, avides de pouvoir, vénérant l’argent et la richesse. Puisqu’en deux ans, leurs dignitaires ont acquis de belles maisons, de grosses limousines et qu’ils envoyaient leurs enfants faire leurs études à l’étranger, comme tout bourgeois tunisien qui se respecte.
Des scandales éclatèrent alors au sujet de marchés publics accordés illégalement à des proches des dignitaires islamistes. Ils s’enrichissaient chaque jour à vue d’œil, sans compter les milliards dépensés dans les campagnes électorales et les congrès et réunions tenus dans de grands hôtels. Le fameux scandale (le Sheratongate), où le propre gendre du gourou islamiste a été mêlé à une obscure affaire de mœurs et à un détournement de fonds publics quand il était ministre des Affaires étrangères, coopté par Ghannouchi lui-même sans qu’il ait un diplôme ou qu’il ait fait une carrière pour pouvoir y postuler, a permis d’ouvrir la boite de Pandore de la nébuleuse islamiste.
Depuis, les scandales n’ont cessé de se multiplier et de révéler l’ampleur du désastre. Les sommes d’argent provenant des prêts et détournées étaient astronomiques. Les islamistes sont désormais perçus par la population comme de grands corrompus devant l’Eternel et de faux dévots devant ses créatures. Une partie des islamistes de base ont carrément quitté leur parti et certains de leurs transfuges ont commencé à parler. Les langues se sont déliées pour nous révéler l’horreur qui se cachait derrière cette façade religieuse.
Cette dégénérescence va encore s’aggraver à cause de la lutte sans merci qui va opposer les clans qui vont s’entretuer pour s’accaparer le cadavre d’Ennahdha. D’autant que Ghannouchi, de sa prison, continue à manœuvrer pour s’assurer le contrôle de la carcasse. C’est ainsi qu’il a nommé un illustre inconnu à sa place, craignant que d’autres rapaces du parti ne s’en emparent. Ce dernier se chargea d’organiser un pseudo congrès, et certainement de négocier un deal avec les autorités. Sauf que les révélations qu’il a faites sur ses rencontres avec certains hommes d’affaires prouvent que c’est un vrai débutant, doublé d’un amateur en politique. Du coup, il a accéléré le processus de déchéance d’Ennahdha.
Ghannouchi aura tout tenté pour sauver sa tête, mais il semble que l’âge, la maladie et l’emprisonnement ont eu raison de la capacité de discernement d’un des plus grands conspirateurs de ce demi-siècle passé. Le « ghannouchisme » a vécu.