Du caractère exceptionnel de la guerre en Ukraine à la structuration d’un Sud global autour des BRICS, en passant par la nouvelle configuration politique en Afrique francophone, l’actualité internationale est d’une rare intensité. D’aucuns annoncent l’avènement d’un « nouvel ordre mondial ».
En effet, le rapprochement stratégique entre la Chine et la Russie est motivé notamment par une volonté commune de remettre en cause l’ordre international né en 1945. Il ne s’agit pas de contester le principe de souveraineté des Etats (au contraire); mais de mettre fin à la suprématie américaine/occidentale (associée ici aux valeurs de la démocratie libérale et au discours sur l’universalisme des droits de l’Homme). Et de consacrer le nouvel équilibre mondial (articulé autour d’une certaine conception de la multipolarité). Pourtant, c’est bel et bien le désordre international qui domine aujourd’hui.
Un désordre international
Faute de « gouvernement mondial », les relations internationales sont traditionnellement qualifiées d’« anarchiques ». Des facteurs ou vecteurs de régulation – le droit, la coopération et la puissance – permettent à cette anarchie de ne pas glisser dans le chaos. Ils autorisent même une certaine stabilité, un « ordre international ».
Or, la crise de ces vecteurs de régulation est source de désordre. Ainsi, des principes de base du droit international (le respect de la souveraineté de l’Etat et donc de la non-ingérence) sont violés par des puissances mondiales (les Etats-Unis, hier en Irak, la Russie, aujourd’hui en Ukraine). De plus, le multilatéralisme institutionnel universel décline (symbole du système onusien, le Conseil de sécurité est plus que jamais paralysé, « hors-jeu », incapable d’exercer ses responsabilités dans la gouvernance mondiale et dans le maintien de la paix et de la sécurité internationales). Enfin, la remise en cause, à la fois, de l’« ordre international libéral » érigé à la fin de la Seconde guerre mondiale et du monde unipolaire post-guerre froide n’a pas encore accouché d’un « nouvel ordre mondial ». Et ce, faute de puissance hégémonique en capacité de l’imposer (dans le jeu des puissances comme dans le système institutionnel international).
Une nouvelle géopolitique mondiale complexe
Le système international est particulièrement complexe, peu lisible, dans un monde éclaté en une pluralité d’acteurs et de pôles de puissance. Redistribuée, la puissance internationale redessine la cartographie mondiale. Le XIXe siècle a été européen, le XXe américain, et le XXIe sera sino-asiatique. Si les Etats-Unis exercent un leadership mondial depuis la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la puissance américaine connaît la fin de son cycle hégémonique. Celle-ci s’inscrit plus largement dans un mouvement de « désoccidentalisation » du monde et d’un glissement du pivot des relations internationales de la zone transatlantique à l’espace « transpacifique » (l’Indo-pacifique compris).
Un basculement et un décentrement du monde symbolisé par une date : le 11 novembre 2001 est signé l’accord d’adhésion de la Chine à l’OMC. Une ouverture saluée de Washington à Bruxelles : l’intégration de Pékin dans le jeu de la mondialisation est alors perçue comme un moyen d’inscrire le pays sur la voie de la libéralisation économique, puis politique.
Finalement, si la Chine a bénéficié de la mondialisation pour consolider son statut de puissance régionale et s’affirmer comme une puissance mondiale. Elle incarne désormais un modèle « national-capitalisme autoritaire » anti-occidental et un « adversaire systémique » pour le leadership international des Etats-Unis.
Ainsi, le XXIe siècle a vocation à devenir le théâtre d’une compétition multidimensionnelle entre les deux grandes puissances mondiales. Une rivalité stratégique qui a pour enjeu le leadership mondial et la reconfiguration de la géopolitique mondiale. Une compétition à laquelle la Russie n’a pas les moyens de concourir.
En dépit de sa capacité déstabilisatrice (tirée de sa puissance diplomatique, militaire et énergétique), la Russie subit un net décrochage économique, technologique et démographique. Toutefois, les Etats-Unis et la Chine ne sont pas les seules forces motrices du système international. D’un côté, des puissances régionales participent à la reconfiguration des relations internationales, sans s’aligner forcément sur la position américaine ou chinoise. Les pays du Sud tendent même à se placer à distance de toute structuration binaire du système international.
De l’autre, le jeu des puissances étatiques s’inscrit dans une société mondiale, interdépendante, caractérisée par le brouillage des frontières, par l’influence des dynamiques sociales et par le poids croissant d’une mosaïque d’acteurs privés perturbateurs. On pense notamment à E. Musk et autres milliardaires, nouveaux acteurs des relations internationales.
Cette phase de transition, aussi complexe que singulière, confirme bel et bien que la « fin de l’histoire » n’a pas sonné. Sa lecture n’en demeure pas moins délicate, tant elle échappe à un paradigme ou schéma explicatif, ainsi qu’aux représentations ou constructions binaires (voire manichéennes) que charrient l’analogie avec la Guerre froide (1947-1991), le discours du « choc des civilisations » (thèse infirmée par la guerre russo-ukrainienne) ou encore le fameux « The West versus the Rest ». Celles-ci s’avèrent par trop simplistes, artificielles au regard d’une reconfiguration des relations internationales non réductible à un système de blocs géopolitiques.
*Professeur des Universités en droit public à l’UPEC-Paris XII
Auteur de « Relations internationales. Droit, théorie, pratique » (Paris, Pedone, 2023).