Pour qui sonne le glas ? Serait-ce l’automne des têtes couronnées dont on louait à l’envi le parcours entrepreneurial ? On leur attribuait un indéniable talent managérial. Ces capitaines au long cours trônaient sur le toit de la Tunisie, auréolés de leur réussite. Il y a peu de temps encore, ils étaient encensés, adoubés et brillaient de mille feux dans la galaxie patronale. Ils tiraient la croissance et le pays vers le haut, faisaient bouger les lignes de développement et prenaient une part active dans la transformation de l’économie et de la société.
Il n’aura pas fallu longtemps pour briser le miroir et donner d’eux, par un retournement des choses dont seule l’histoire a le secret, une image à l’opposé de celle qui prévalait jusque-là. D’un coup, c’est la face trouble du capitalisme parvenu à maturité, chargé de tous les maux, devenu objet d’une réprobation populaire. Il plane sur le pays comme un relent de lutte des classes qu’on croyait rangée pour toujours dans le placard des oubliettes. Certaines pratiques patronales, certes répréhensibles, mais loin d’être la règle, exacerbent, il est vrai, ce sentiment.
La réalité est beaucoup plus complexe et moins idyllique. A charge pour l’État – c’est son rôle – de l’encadrer, de le réguler et, au besoin, de le sanctionner en cas de déviance ou d’infraction.
On savait les Tunisiens peu réconciliés avec les entreprises et moins encore avec la gent patronale. On mesure aujourd’hui l’étendue et l’intensité de la charge de ressentiment et surtout la fracture qui sépare les premiers des secondes. Comme si le capitalisme – forcément familial – dans ce qu’il a de plus abouti doit être impérativement labellisé au nom des valeurs d’éthique et de morale. La réalité est beaucoup plus complexe et moins idyllique. A charge pour l’État – c’est son rôle – de l’encadrer, de le réguler et, au besoin, de le sanctionner en cas de déviance ou d’infraction.
Les chefs d’entreprise – ceux en tout cas qui s’inscrivent dans une logique industrielle – n’ont d’autre finalité qu’un développement rapide et débridé pour assurer la pérennité de leurs activités. Ils ne sont pas tous, tant s’en faut, au-dessus de tout soupçon : proximité politique, vide juridique d’un Etat à la traîne des avancées économiques et financières. Sans oublier ceux qui cherchent – et y parviennent – à exploiter les failles de la législation ou à la contourner. Ils peuvent même abuser à bon droit de mesures on ne peut plus légales : niche et optimisation fiscales, incitation en tout genre… Difficile de démêler le vrai du faux, le vice de la vertu…
Les chefs d’entreprise sont par nature des tueurs de coût et de… concurrents, alors même qu’ils s’arrangent pour motiver au plus haut point leur personnel et font assaut de responsabilité sociale, voire politique. C’est dans l’air du temps. Dans la compétition aux relents guerriers à laquelle ils se livrent dans la jungle de l’économie de marché, il n’y a pas de place, quoi qu’ils disent, pour tout le monde. Les gros poissons se nourrissent des petits. C’est la loi du genre. Les premiers de cordée ne sont pas non plus à l’abri de la déchéance en l’absence d’innovation, d’agilité et de capacité d’adaptation.
La course effrénée à l’effet de taille et aux économies d’échelle – impératif de compétitivité oblige – peut conduire à des sorties de piste contraires à l’éthique et aux lois mêmes de l’économie de marché.
La course effrénée à l’effet de taille et aux économies d’échelle – impératif de compétitivité oblige – peut conduire à des sorties de piste contraires à l’éthique et aux lois mêmes de l’économie de marché. Dans le feu de l’action, l’arme législative et réglementaire n’est pas toujours assez dissuasive. L’État doit alors, seul moyen de se faire respecter, veiller au grain et sanctionner abus et malversations. Il doit frapper vite et fort quand les faits sont avérés, dans le respect de la loi, sans jeter l’anathème sur l’ensemble des dirigeants d’entreprise. Il faut se garder de jeter le bébé avec l’eau du bain. Sinon, le risque est grand de voir s’élever le mur de l’argent par crainte ou par réaction face au silence d’une organisation patronale aux abonnés absents, en état de mort cérébrale. Le pays ne sortira pas indemne d’un climat délétère, là où il faut de la confiance et de la sérénité pour réactiver les ressorts de l’investissement et de la croissance.
Qu’il faille, à cet effet, libérer l’initiative privée, favoriser le renouvellement et l’émergence d’une nouvelle génération patronale, bannir toute forme de privilège, de situation de monopole et de rente, qui n’y souscrit ? Solde pour tout compte ? Assurément. Les dirigeants d’entreprise épris d’éthique et de patriotisme économique le revendiquent eux-mêmes.
Le chef de l’État lance aujourd’hui une campagne mains propres tous azimuts. C’est de bonne guerre et de bonne stratégie. Il est d’autant plus fondé dans sa démarche qu’il se garde de tout amalgame qui ferait croire à tort à un règlement de comptes. Cette offensive est légitime et efficace dès lors qu’elle est menée dans le respect des lois républicaines et de dignité humaine. L’avenir de l’économie nationale et de la démocratie en dépend. Ceux qui se sont égarés ou se seraient engagés dans des chemins de travers, à supposer qu’ils l’aient fait à dessein, ont apporté, malgré tout, leur contribution à l’édifice national. La réconciliation nationale – fût-elle pénale – à vocation à pacifier, rassembler et mobiliser toutes les énergies. Sans jamais insulter l’avenir. Le pays, qui vit des moments difficiles, ne peut se passer de l’envie d’entreprendre de tous… Dans la transparence et en toute légalité.
L’édito est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 878 du 27 septembre au 11 octobre 2023