Nous ne savons pas grand-chose sur la composition du prochain gouvernement Mehdi Jomaa. A la vérité, nous ignorons tout, si ce ne sont les « révélations » de rumeurs colportées souvent par des personnes savantes, au gré des moments.
Bien évidemment, le choix des membres du cabinet gouvernemental, l’architecture elle-même du prochain gouvernement qui délimite les périmètres d’action de chaque ministère sont autant d’indicateurs de performance. La crédibilité du gouvernement, ses chances de réussite en dépendent.
Pour autant, l’attente avant l’annonce de l’ultime gouvernement de transition n’a pas entaché les lueurs d’espoir des laissés-pour-compte et des ménages, qui n’en peuvent plus de voir se dégrader leurs conditions d’existence. Elle n’a pas non plus entamé l’optimisme mesuré des acteurs politiques, économiques et sociaux, victimes de l’agitation chaotique d’un gouvernement, décrédibilisé faute de vision, incapable de donner une perspective aux jeunes, aux régions démunies et miné de surcroît par ses tiraillements, ses dissensions et ses divisions. Il s’est délibérément privé, au mépris de principes établis de rationalité économique et politique, de moyens humains, des instruments financiers et des véritables leviers de l’action en faveur du développement.
Les deux gouvernements successifs de la troïka avaient tout pour réussir : une économie en ordre de marche, même impactée par la crise internationale de 2008-2009, la disponibilité, l’engagement et le désir d’émergence des partenaires sociaux : patronat, Administration et syndicat ouvrier, qui se sont délibérément positionnés hors de l’espace des rivalités politiques. Au lieu de quoi, les gouvernements Jebali et Laarayedh ont lamentablement échoué, en laissant filer les déficits et en perdant la maîtrise des principaux fondamentaux économiques. Sans doute parce qu’ ils n’ont pas pu ou voulu s’affranchir de la dictature d’une idéologie périmée, contre-productive qui a conduit, là où elle a été expérimentée, à la déshérence, au déclin et au naufrage économique et social.
L’échec était programmé dès le départ, dès lors que le pouvoir issu des urnes – dont le poids effectif atteint à peine le tiers du corps électoral – s’inscrivait dans une logique d’exclusion quand les exigences d’une économie mondialisée incitaient à la mobilisation de l’ensemble des forces vives de la nation, au rassemblement, à l’apaisement, à la cohésion sociale, à la solidarité dans l’effort, bref, à une véritable réconciliation nationale.
Vouloir faire table rase, nier, balayer du revers de la main, au mépris du bon sens, cinq décennies de développement soutenu, ininterrompu, même entaché par les ratés de la redistribution, les inégalités sociales et régionales, c’est se mettre au travers de la marche de l’Histoire, faite aussi de ruptures. C’est une grave méprise. C’est même une faute politique dont on finira, d’une manière ou d’une autre, par payer le prix. Personne ne sort indemne à vouloir travestir l’Histoire.
Pour simple rappel, il y eut ces 20 glorieuses de l’après-indépendance qui ont fait émerger des entrailles de la terre, à partir de rien, une économie, une ambition et un grand dessein national. Le rêve tunisien est né de ce combat de tout un pays pour l’émancipation nationale. Cet engagement a forgé des attitudes, consacré les attentes et les aspirations au mieux-être et fait naître une situation d’impatience permanente qui s’amplifiait, paradoxalement, à mesure que le pays progressait dans l’échelle de développement. Autant dire que les chances de survie de gouvernements – fussent-ils auréolés du label halal – dépendaient de leur performance économique et de leur capacité à répondre à une véritable explosion de demande sociale.
L’ouverture tous azimuts du pays sur le monde devenu un simple village planétaire, sur le 21ème siècle, dominé par la prolifération des réseaux sociaux et la navigation sans frontières sur le web, et l’insertion de notre économie dans la globalisation, véhiculent un mode de comportement, des schémas de consommation et des valeurs quasi universelles. Il y a là un mélange de liberté, de droit, d’individualisme, de justice et d’aspiration au confort matériel et moral. Toute offre politique, si elle n’est pas en adéquation avec la demande sociale, est vouée à l’échec. Le reste, c’est-à-dire les discours en creux ou enflammés, sans rapport avec l’action réformatrice et salutaire, n’est que littérature.
Aucune construction démocratique – et notre transition politique en est une – ne peut résister au déclin de l’économie, à la dégradation du pouvoir d’achat, à la paupérisation des classes moyennes et à la descente aux abîmes des sans emploi et sans revenu. Sans économie en croissance, sans perspective d’emploi pour les jeunes surtout, le pire n’est jamais exclu. D’autant que l’explosion des libertés multiplie les foyers de contestations et de revendications sociales et devient un facteur de troubles, peu compatible avec le redressement de l’économie.
Reste qu’il n’y a aucune fatalité à l’échec. Notre potentiel de croissance est loin d’être abîmé et moins encore compromis. Notre ambition et notre désir d’avenir sont encore plus grands que par le passé, pour avoir frôlé le désastre. Les ressorts de la croissance, malmenés ces derniers temps, sont encore en état de créer davantage de richesses et d’emploi, dans un climat politique et social assaini, apaisé et dans un environnement économique, expurgé des hostilités, des rancunes, des rancœurs et des traumatismes idéologiques d’un autre âge.
Le prochain gouvernement de compétences, en se plaçant au-dessus de la mêlée, peut et doit nous conduire, sans transition, sur le chemin d’une reprise, forte et prometteuse. Il aura, par définition, les attributs intellectuels et professionnels et il est psychologiquement préparé pour une telle mission. Il aura, certes, bien des épreuves à endurer et il devra emprunter des itinéraires souvent très escarpés. Son parcours ne sera pas un long fleuve tranquille. Mais il pourrait venir à bout de tous ces obstacles, fort de l’appui du quartet et de la masse des Tunisiens, lassés et désabusés par l’incurie des politiques. Il y est d’autant plus assuré d’y parvenir qu’il n’a pas de but politique aux relents de butin qui pourrait l’éloigner de son ultime objectif de redressement national.
Mehdi Jomaa, le futur chef du Gouvernement, y sera beaucoup plus à l’aise qu’il ne l’était dans le gouvernement Laarayedh à la tête de l’Industrie même si, lui-même, à l’instar de tous les autres, en assume une partie de l’héritage. Il sera dans son rôle de chef de Gouvernement, à la manœuvre, agissant en toute autonomie et indépendance. Il lui est demandé de refuser toute interférence politique peu compatible avec sa mission et de ne se soumettre qu’à l’impératif de l’intérêt national.
La tâche est immense. Qui plus est, le nouveau chef du Gouvernement ne détient qu’une partie des clés du succès. Il a déjà mis en garde contre tout excès d’optimisme et se défend, à juste titre, d’être un faiseur de miracles. Manière élégante de faire assumer à tout un chacun sa part de responsabilité.
Révélé par la mondialisation des économies, ce pur produit de la globalisation ne fera rien d’autre que ce qui lui a réussi jusque-là : penser et agir avec son équipe globalement, sans exclusive, en s’ouvrant sur toutes les compétences, en fédérant, en rassemblant, en mobilisant les forces vives de la nation et en s’appuyant sur les idées novatrices, celles qui font bouger les lignes du développement.
Il aura fort à faire à ce niveau pour renflouer les finances publiques et conduire une politique de relance de l’économie. Dans ce dur exercice, il n’y aura pas que des barrières à franchir, celles qui jalonnent le parcours du combattant mis en perspective par le quartet. Car en la matière, l’indépendance du gouvernement, si elle est pleinement assumée et incarnée, a aussi d’énormes vertus : elle le réconciliera à coup sûr avec les investisseurs étrangers et les bailleurs de fonds mondiaux, qui avancent pour l’heure à reculons, font la sourde oreille, désorientés par l’absence de visibilité et exaspérés par le jeu trouble et peu convaincant des politiques au pouvoir.
L’argent de l’extérieur, qui fait aujourd’hui cruellement défaut, sera vraisemblablement débloqué aussitôt le nouveau gouvernement à l’œuvre, dans l’intérêt de tous. De la troïka notamment, sauvée par le gouvernement Jomaa.
Le monde nous observe, nous jauge et nous juge à l’aune de la détermination du prochain gouvernement et de sa capacité à sortir le pays de l’ornière, à l’ombre d’une nouvelle Constitution que ne désavoueraient pas bien des démocraties solidement établies. Il y a beaucoup à perdre en prenant le risque de brouiller l’image d’indépendance du gouvernement Jomaa. Il y a, en revanche, beaucoup à gagner en osant la rupture totale avec le précédent gouvernement. C’est moins une affaire de personnes qu’une réelle question d’image.