Le 20 juillet 1969, Apollo 11 couronnait un ambitieux programme de conquête spatiale qui s’est achevé par l’atterrissage du module lunaire Eagle et les premiers pas de l’homme sur le sol lunaire. L’ordinateur de bord qui gère le pilote automatique et assure la navigation avait à l’époque une puissance équivalente à celle d’une calculatrice bas de gamme des années 2000. Le 27 octobre 2007, Airbus inaugurait le premier vol commercial de son A 380, le plus gros avion civil de transport de passagers, dont le rayon d’action est de 15 400 kilomètres, ce qui lui permet de voler de New York jusqu’à Hong Kong sans escale, à la vitesse de 900 km/h. Le 22 janvier 2014 était exposé, dans une ambiance réjouie, le prototype du premier avion léger présumé 100% tunisien. D’après le communiqué, cet avion a été fabriqué localement par de jeunes compétences tunisiennes des écoles nationales d’ingénieurs. Grâce à cet aéronef robuste, simple et donc peu cher, une partie de la population tunisienne pourra bientôt s’offrir les moyens de se déplacer en avion privé.
Peu importe que ce prototype soit entièrement le fruit du savoir-faire de nos ingénieurs ou une regrettable imposture. Mais, plutôt que pavoiser, arrêtons-nous un instant sur la question de la rationalité et de l’avenir technologique des nations en développement. Cette « prouesse » technique pose en effet tout le problème de la diffusion de la technologie moderne inlassablement considérée comme un facteur déterminant dans les stratégies de développement. Le monde est aujourd’hui plus que jamais divisé en deux ensembles à la fois antagoniques et solidaires : les pays où ne cesse de progresser l’innovation scientifique et technique, producteurs de biens à haute valeur ajoutée, et les pays qui ne font qu’assimiler purement et simplement la culture du consumérisme, où l’aiguillon principal de l’activité humaine se réduit à l’imitation et/ou l’acquisition tous azimuts des biens matériels qui suscitent de plus en plus d’envies tout en répondant de moins en moins aux besoins réels de ces sociétés. D’où l’état de dépendance de ces pays à l’égard des nations qui contrôlent le progrès technologique, ce qui provoque des distorsions de plus en plus graves et des blocages qui contrarient leur processus de croissance. Au lieu de se réjouir de ce que certains considèrent déjà comme les prémices d’un véritable saut technologique, on devrait plutôt replacer cette réalisation dans son véritable contexte, car le développement induit un certain type de rationalité qui conditionne le comportement des agents économiques et qui seule permet d’apprécier les véritables conséquences de l’assimilation du progrès technologique par un pays.
Le développement technologique est au confluent de trois exigences interdépendantes : l’utilité des biens produits, la répartition de ces biens, la technique de production combinant les ressources naturelles et humaines. Plutôt que d’essayer vainement de reproduire des modèles technologiques aujourd’hui obsolètes ou hors d’atteinte, les ingénieurs des pays en développement, dont on ne questionne nullement la compétence, loin s’en faut, devraient exercer leur talent dans des domaines qui répondent davantage aux besoins des populations et leur satisfaction ; des besoins liés à l’accès aux ressources de plus en plus rares et à leurs usages qu’on appelle le développement durable. En matière d’environnement le subit des nuisances, dont certaines sont probablement irréversibles et d’autres qui s’avèrent irrémédiables, est devenu intolérable ; en matière d’énergie la question se pose en termes de disponibilité des ressources et de choix de société. Enfin, en ce qui concerne les matières premières industrielles, relativement abondantes, leur répartition et leur exploitation demeurent très inégales sans parler de leurs externalités négatives. Les véritables défis dont souffrent ces pays, comme la valorisation des ressources renouvelables, l’élimination des gaspillages et la réduction de 1’obsolescence des matériels sont aujourd’hui carrément incompatibles avec l’emploi de technologies sophistiquées sans effets intégrateurs.
Ainsi, la mise en œuvre d’une technologie doit être saisie au regard des effets qu’elle induit : c’est-à-dire des modalités de satisfaction des besoins qu’elle permet et le bouleversement des structures qu’elle engendre. La technologie que représente l’extrême modestie de cet appareil n’est pas appropriée et ne privilégie pas le contexte en vertu duquel la satisfaction des besoins doit d’abord procéder de la mobilisation des ressources internes, du développement endogène. Dans quel but a-t-on fabriqué cet avion ? Pour satisfaire le marché intérieur ? Rendre cet appareil éligible à la vente sur les marchés internationaux? Augmenter la capacité productive de la société et générer plus d’emplois ? Tisser des liens avec les petites industries ? Permettre de créer des pôles de développement ainsi que des foyers de modernisation de la vie économique ? Cet appareil va-t-il mettre la Tunisie sur l’orbite de la modernisation et que représente-t-il du point de vue technologique ? S’agit-il d’un produit nouveau apte à améliorer la qualité et la performance des appareils existants, à réduire leur coût de production et leur consommation d’énergie ? Permettre d’élever le niveau technique ou scientifique du savoir-faire ? La technologie n’est pas une donnée neutre. Elle est déterminée par les conditions des pays qui la créent et par les objectifs et les besoins des unités de production qui l’appliquent.
Le progrès technique a de tout temps exigé une cohérence entre les besoins de la société et l’effort de recherche et d’innovation de ses composantes humaines. Un moulin, une charrue concentraient au Moyen âge l’état de tout savoir de l’époque, les avancées techniques, mais aussi les besoins essentiels de la société. Mille ans séparent la mise au point par les Romains de techniques hydrauliques évoluées telles que la noria et le moulin à eau et leur expansion en Europe aux XIe-XIIe siècles. Pourquoi tout ce temps ? Parce qu’une technologie seule ne peut résoudre tous les problèmes, que le progrès ne peut être imposé de force, et dans le cas de l’Empire romain l’existence d’une main-d’œuvre servile abondante n’orientait pas l’innovation technique vers une augmentation des capacités productives d’une communauté. Il fallait attendre les XIe et XIIe siècles pour voir ces techniques s’imposer jusqu’à bouleverser les conditions de la production et la civilisation médiévale tout entière. Une fois installée, cette civilisation technique voit se constituer autour d’elle une organisation sociale et économique, des institutions et une législation. Non pas que la machine et le procédé technique aient fait en eux-mêmes l’objet d’un droit spécial, mais institutions et réglementations ont souvent eu à s’occuper de ces techniques nouvelles qui s’implantaient en Europe occidentale à cette époque. Tout cela pour dire qu’il n’y a pas de fatalisme historique du retard technologique. Tous les peuples sont en mesure d’assimiler et d’utiliser efficacement des techniques nouvelles, mais la lenteur ou la rapidité de ce processus d’assimilation est tributaire des besoins qui se font clairement sentir. Il n’y a plus alors d’obstacles insurmontables à cette assimilation. C’est dans ce sens qu’on peut parler d’invention, d’innovation et de transfert de technologie par la convergence qui s’établit entre l’apport extérieur, les besoins et la capacité d’absorption locale ; lorsque les techniques deviennent relativement accessibles tant du point de vue de leur coût que de celui de leur maîtrise en faisant appel à des ressources locales diversifiées. Comme pour le Moyen âge, cela suppose un environnement favorable, une absence de domination technique, une autonomie en matière de politiques de choix technologiques, et surtout que les besoins de ces communautés se fassent clairement sentir. Si les pays en développement arrivent à surmonter toutes ces contraintes, il n’y a plus de raison alors pour que, dans un monde aussi globalisé, les nouvelles techniques mettent mille ans à être assimilées comme ce fut le cas pour le moulin hydraulique.