La transformation digitale a été un sujet de discussion prépondérant lors de nos échanges avec Ridha Meftah, Associé chez EY. L’expert en charge des services financiers en Afrique subsaharienne nous a délivré une analyse approfondie de la pertinence de la transformation digitale, de ses avantages et des impacts positifs qu’elle engendre sur le système financier. Il a évoqué en détail le processus et les conditions préalables associés, soulignant que cela repose en grande partie sur la nécessité d’une prise de conscience et d’une vision stratégique. La transformation numérique est incontournable pour les institutions financières, car elles doivent inévitablement s’ajuster à un environne- ment en constante évolution. Il est primordial qu’elles soient en phase avec une clientèle toujours connectée, qui adhère moins aux services traditionnels. Les mêmes principes s’appliquent au personnel des institutions financières, qui doit également être imprégné des principes de la finance digitale. Tout comme la clientèle, le personnel ne jure que par un environnement résolument moderne. Interview.
Décrivez-nous votre démarche lorsque vous accompagnez une institution financière dans sa transformation digitale.
Il est important de clarifier la signification de la transformation digitale pour le cas d’une institution financière. En fait, la transformation digitale n’est autre que la manière dont nos institutions financières puissent traiter l’ensemble de leurs activités en s’appuyant sur les nouvelles technologies. Concrètement, ces activités concernent l’ensemble de services en interne et de reporting de ces services aux institutions de régulation ou à son marché.
Pour qu’elle soit réussie, la digitalisation doit être orientée vers l’humain. Nous entendons par là, le client et le personnel de l’institution financière. Or, le comportement du client a complètement changé. La nouvelle génération a besoin de traiter avec les institutions financières d’une manière digitale et qui couvre l’ensemble des services dont elle a besoin. Le client est constamment connecté et a besoin de la rapidité et de l’agilité, comme il a besoin du moindre coût. Avant, on invitait le client à l’agence et on se concertait avec lui pendant des heures. Aujourd’hui, le client ne veut plus se présenter physiquement à une agence bancaire. Comment alors le connaître ? La réponse est simple : il y a les nouvelles technologies qui peuvent analyser, à travers l’intelligence artificielle (IA), le comportement du client à travers un ensemble d’outils : les réseaux sociaux, ses mouvements, ses transactions, ses typologies de dépenses, ses revenus, etc. Un ensemble d’outils qui permettent des analyses bien édifiantes. Un ensemble d’outils qui comprennent évidemment l’Open Innovation (innovation ouverte), la Blockchain et la Data Analytics. Le client a aussi probablement besoin d’autres services à sa disposition, en plus de ceux auxquels il a eu recours jusqu’ici. Il ne veut pas être dans un Box qui s’appelle banque, un autre qui s’appelle assurance, un autre qui s’appelle Asset Management. Il ne veut pas se déplacer. Il veut le tout en ligne. Maintenant, l’heure est aux plateformes de services financiers, avec un seul point de contact, soit une super-application qui assure tous les besoins financiers demandés.
Les applications qui permettent seulement de consulter un compte bancaire n’est plus d’actualité, d’autant plus que le Tunisien est ouvert sur le monde et voit les évolutions qui se mettent en place. Aujourd’hui, dans de nombreux pays, plusieurs opérations du Front ou du Back Office sont réalisées automatiquement et d’une manière autonome grâce aux nouvelles technologies.
Dans les missions que vous avez menées, avez-vous en tête une estimation de l’impact sur les performances de l’institution (productivité, valeur ajoutée, augmentation du nombre de clients, chiffre d’affaires, etc.) ?
Un projet de transformation digitale doit en premier lieu s’appuyer sur une vision qui permet de canaliser l’essentiel des flux financiers et opérationnels sur le digital. Pour mesurer l’impact, nous nous référons à quatre critères.
Le premier concerne le chiffre d’affaires. Le digital offre l’occasion d’aborder de nouveaux segments de marché avec des produits personnalisés : les jeunes, les résidents à l’étranger, les seniors, etc. Les chiffres montrent que l’on peut accroitre les revenus de 30%.
Le second critère concerne les coûts. Le coût d’une transaction digitale est 10 fois moins cher qu’une transaction physique. Nous sommes arrivés jusqu’à 45% d’optimisation des coûts de Back Office.
Troisième critère : la gestion des risques. Les nouvelles technologies peuvent prévoir les risques à travers une analyse prédictive des comportements, par exemple. Ainsi, plus de 15% du coût des risques peuvent être maîtrisés.
Le quatrième critère concerne l’impact sur l’environnement : transparence, inclusivité, respect de l’écologie, etc. Ici, les institutions financières ont un rôle clé à jouer, à l’heure où on taxe les industries polluantes destinées à l’exportation et que le monde s’engage dans le Green Business.
Quels sont les prérequis qu’une institution financière doit avoir avant de réfléchir à sa transformation digitale ? Quels sont les défis, par ailleurs, que l’on peut rencontrer au cours des missions comme la vôtre ?
Le principal point concerne la prise de conscience du Top Management et des actionnaires des mutations dans le comportement des clients qui pourraient mettre en péril le business model des institutions financières.
Le second point concerne la vision. Une absence de vision comme une courte stratégie sont des entraves à cette transformation digitale. Il ne faut pas être dans une gestion d’urgence : celle du 31 décembre, celle donc de la clôture de l’année. Les organismes planifient aujourd’hui à l’horizon 2025 et même au-delà.
Le troisième point concerne les ressources humaines. Les institutions financières doivent être attractives pour retenir les talents et les compétences. Dans nos missions, nous rencontrons une forte résistance au changement de la part des compétences. On pense souvent que les questions digitales sont seulement du ressort du service informatique des institutions financières. Ce qui est loin d’être le cas. Aujourd’hui, il y a de nouveaux métiers qui n’existaient pas et pour lesquels nos institutions universitaires ne forment pas. Comme le « User Experience Design » (usage tout au long du processus de conception d’un produit). En outre, il y a des prérequis sur la partie Data et innovation ouverte qui se doit d’être ainsi développée.
Comment arrivez-vous à convaincre certains membres des Boards ou des comités qui ne sont pas enthousiasmés par ces changements ?
Nous nous appuyons beaucoup sur des cas réels, notamment dans des environnements similaires, en montrant l’impact des transformations digitales. Nous alertons, ensuite, sur l’importance d’une gestion des risques et d’une maitrise plus efficace et efficiente des risques auxquels les institutions sont exposées. Egalement, nous rappelons souvent que les institutions financières ont une mission et une responsabilité sociale. Nous expliquons, dans cet ordre d’idées, que le lendemain va être différent, même si aujourd’hui, tout semble être parfait, mais rien n’est du reste acquis pour toujours. Nous expliquons enfin que la technologie est facile à mettre en place. Le tout est dans le « Mindset », ou la conscience, en quelque sorte, des enjeux.
Quels mécanismes déployez-vous pour gérer le changement ?
Nous avons ajusté toute une méthodologie propre à EY dans la conduite du changement. C’est la méthodologie dite « ADKAR », où tout commence par la prise de conscience dont nous avons parlé. Donc, un effort de communication est essentiel à ce niveau et d’où la nécessité de changer les mentalités et les croyances. Ensuite, on s’attaque aux actions à entreprendre. Et là, il faudra aller progressivement, et à chaque fois, on mesure les impacts en fonction des priorités. Troisième élément : la formation et le transfert de connaissances pour ancrer le changement dans le quotidien et le pérenniser.
On peut poser la question de savoir s’il n’y a pas ici une part relative aux moyens. En clair, les institutions financières ont-elles les moyens de cette transformation digitale ?
La réponse est oui. Car, lorsqu’on mesure les gains, on trouve toujours les moyens pour agir. Nos opérations sont ainsi financées par les optimisations qu’on arrive à assurer.
Comment arrivez-vous à embarquer les collaborateurs qui perdraient en influence ?
Vous connaissez l’adage, pas d’intérêt, pas d’actions. Il faut donc montrer tout l’intérêt pour un collaborateur de prendre la voie du change- ment : une meilleure qualité de vie, une meilleure implication dans les projets, une meilleure gestion de carrière, un meilleur environnement de travail, plus d’estime de soi, etc. Beaucoup s’engagent très vite quand ils voient les fruits de la transformation.
Les missions que vous entreprenez sont lourdes. Y a-t-il des offres adaptées pour les PME ?
Bien sûr. Tout projet s’adapte au contexte de l’entreprise. Et chaque fois que la vision est là, on peut aller progressivement, en fonction des ressources et des ambitions des structures. Il y a aussi des priorisations. On peut travailler sur les deux ou les trois points qui constituent de grandes frustrations ou qui peuvent engendrer des impacts de grande envergure.
Cette interview est disponible dans Spécial Finance du mois d’octobre du Mag de l’Economiste Maghrébin n 880