Initiateur du colloque de l’une des plus importantes initiatives diplomatiques mondiales de ces dernières années, M. Khemaies Jhinaoui nous fait ici le bilan de dix ans de « la Ceinture et la Route ». Une occasion aussi de la mettre dans son contexte géopolitique et géostratégique, notamment après la guerre en Ukraine et celle menée par Israël contre le peuple palestinien.
M. Jhinaoui revient sur le forum de Beijing, le troisième en dix ans, qui s’est tenu après des années marquées par des chocs globaux liés a la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine et auxquels s’ajoute un contexte caractérisé par une compétition effrénée entre les grandes puissances, le recul du droit et de la diplomatie multilatérale et le blocage du Conseil de sécurité, ainsi que le recours presque systématique à la force comme moyen de règlement des conflits.
Un bilan positif
Pour lui, ce forum fut l’occasion, pour les participants, de faire le bilan de l’Initiative et d’explorer les perspectives qui s’offrent à la Chine et au reste du monde et particulièrement aux pays en développement afin de faire de ce projet un outil pour la promotion d’un monde plus solidaire, moins fracturé et capable d’affronter les sérieux défis qui se posent désormais à l’humanité. Les changements climatiques, l’expansion de la pauvreté et de la malnutrition, l’exacerbation du volume de la dette publique ainsi que la multiplication des conflits régionaux requièrent en effet des réponses collectives et une gouvernance internationale différente de celle qui a prévalu depuis 75 ans.
Par ailleurs, le timing du forum de Beijing, une semaine après les Assemblées d’automne du FMI et de la Banque mondiale tenues à Marrakech, avec pour sujet central la question de la crise de la dette dans les pays à faible revenu et les économies émergentes et alors qu’Israël poursuit impunément ses attaques meurtrières et barbares contre la population civile à Gaza, a conféré à la rencontre et de toute évidence une dimension économique et géostratégique exceptionnelle et au pays hôte, la Chine, une responsabilité particulière comme acteur majeur sur la scène internationale .
« A plein d’égards donc, a dit M. Jhinaoui, le bilan de l’Initiative « la Ceinture et la Route » est largement positif. Dès son lancement, elle a été conçue pour être un outil puissant du redéploiement de la politique étrangère chinoise. Aujourd’hui, le projet se déploie sur plusieurs continents et implique plus de cent cinquante pays. Entre 2013 et 2022, les échanges commerciaux entre la Chine et ses principaux pays partenaires ont connu un boom sans précédent, enregistrant une croissance annuelle de l’ordre de 8,6%. Les investissements dans les deux sens se sont établis à plus de 270 milliards de dollars US et les contrats BTP ont atteint un chiffre record de 1200 milliards de dollars US. Bon nombre de projets d’infrastructures comme les routes, les ponts, les ports et de connectivité digitale sont entrés en service, améliorant sensiblement les réseaux de connexion terrestre, maritime, aérienne et numérique à l’intérieur et entre les nations concernées. De nombreux parcs industriels dans des pays asiatiques et africains ont été réalisés, contribuant à l’essor et à la diversification de la production industrielle dans ces pays. Selon les estimations de la Banque mondiale, d’ici 2030, l’initiative génèrera chaque année 1600 milliards de dollars US, soit 1.3% du PIB mondial, injectant ainsi une forte impulsion au développement macro-économique à travers le monde.
Des projets concurrents ont été initiés tels que celui annoncé lors du dernier Sommet du G20 à New Delhi, créant un corridor économique entre l’Inde, le Moyen-Orient et l’Europe (IMEC). C’est un projet ambitieux comprenant aussi la construction de voies ferrées, de pipelines d’hydrogène, de câbles de communication en fibre optique et de câbles électriques parmi tant d’autres infrastructures ».
Quid de la coopération tuniso-chinoise ?
« Les relations entre la Tunisie et la Chine puisent leurs origines dans une histoire riche et lointaine. Depuis l’Antiquité, Carthage, véritable puissance maritime méditerranéenne, entretenait un flux substantiel d’échanges avec l’Empire du milieu. Les Puniques partageaient avec les Chinois un intérêt commun pour le commerce et ce, dans le cadre des anciennes routes de la soie.
Les deux pays ont tissé pendant leur histoire moderne des relations d’amitié et de coopération dans un partenariat gagnant-gagnant. La Chine s’est toujours tenue aux côtés de la Tunisie et a contribué à son processus de développement à travers la réalisation de plusieurs projets d’infrastructures et pour sa part, la Tunisie a constamment apporté son appui aux initiatives chinoises à l’échelle internationale ».
Et de poursuivre : « J’ai eu l’honneur et le privilège de signer, le 11 juillet 2017 à Beijing au nom du gouvernement tunisien, le Mémorandum d’entente sur l’adhésion de la Tunisie au projet « La Ceinture et la Route ». Notre ambition est d’intégrer notre pays dans ce grand pro[1]jet chinois et d’ouvrir la voie à une coopération plus dense et diversifiée entre nos deux pays amis. La coopération tuniso-chinoise compte aujourd’hui des projets phares tels que l’hôpital militaire de Sfax, l’Académie diplomatique et les complexes sportifs dédiés à la jeunesse tunisienne à El Menzah et à Ben Arous, pour ne citer que les plus récents d’entre eux, mais face aux changements profonds que connait la scène internationale, nous devons agir en commun pour renforcer davantage notre partenariat et nous activer pour que le nouvel ordre mondial en gestation soit un ordre plus pacifique, juste et équilibré.
Le renouveau de notre coopération pourra se fonder sur notre attachement commun aux valeurs de solidarité et de paix, principes fondamentaux de la Charte des Nations unies repris d’ailleurs par le communiqué final du 3ème forum sur la « Ceinture et la Route » de Beijing ainsi que sur une volonté commune qui nous anime, celle de construire un partenariat gagnant-gagnant dans des secteurs prioritaires tels que les énergies renouvelables, le développement numérique ou l’aspiration de la Tunisie à se doter d’une infrastructure moderne et de qualité.
Nous devons agir, comme l’affirme le communiqué final du forum de Beijing, pour la construction conjointe de « la Ceinture et la Route » dans une logique qui favorise le partenariat plutôt que la confrontation et qui aiderait le monde à éviter les secousses violentes qui accompagnent généralement le passage d’un ordre ancien déclinant à un ordre nouveau encore flou, et dont les contours restent à définir. De par son statut et les moyens dont elle dispose, la Chine est en mesure d’assumer aujourd’hui un rôle plus grand au niveau mondial en tant que force de paix et acteur majeur du multilatéralisme pour aider à régler les multiples crises que traverse le monde. La situation au Moyen-Orient et l’injustice que subit le peuple palestinien depuis plus d’un siècle peuvent être des cas d’exemple pour illustrer le rôle de la Chine comme leader au sein du Sud global et acteur diplomatique incontournable dans les affaires du monde.
Nous devons œuvrer pour la consolidation de la connectivité entre les pays et les continents en poursuivant les efforts d’investissement dans une infrastructure durable, résiliente et de haute qualité, en améliorant les transports terrestre, maritime et aérien. De par son positionnement géostratégique entre l’Afrique, le Monde arabe et l’Europe, la Tunisie pourrait assumer le rôle de partenaire de choix dans sa région, en stimulant les contacts, les échanges et la coopération entre la Chine et les trois zones géographiques susmentionnées. Autant notre pays a besoin de développer la connectivité physique et digitale à l’intérieur de son territoire, autant il peut servir de pont pour les entreprises chinoises souhaitant explorer de nouvelles opportunités en Europe, en Afrique et dans le Monde arabe.
Nos deux pays peuvent aussi collaborer dans des secteurs prioritaires tels que les énergies renouvelables, les ressources énergétiques et hydriques, le développement numérique, la santé et les produits pharmaceutiques.
Le tourisme constitue, par ailleurs, un autre créneau pour stimuler les échanges humains entre nos deux pays. La Tunisie a ouvert une représentation de l’Office du tourisme à Beijing et a annulé en 2017 les frais de visas pour les visiteurs chinois.
Elle aspire à faire valoir son riche patrimoine et la beauté de ses sites pour convaincre les tour-opérateurs chinois à insérer notre pays dans les circuits touristiques des 200 millions de touristes chinois se rendant aux quatre coins du monde chaque année.
Les relations politiques sont excellentes. Le potentiel économique est énorme. Il suffit d’entamer les préparatifs nécessaires pour lever les obstacles règlementaires et logistiques en vue d’asseoir une coopération fructueuse et durable entre nos deux pays amis.
Cet article est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 881 du 8 au 22 novembre 2023