Alors que sous d’autres cieux, le chèque est un instrument de paiement payable à vue, son bénéficiaire pouvant l’encaisser à tout moment, sans que l’émetteur puisse s’y opposer; progressivement, il a été dénaturé de sa fonction première pour devenir un moyen de garantie dans certaines opérations commerciales et financières. D’où l’explosion du nombre des chèques impayés ou sans provision, appelés familièrement « chèques en bois ».
Combien de familles ruinées à cause de ce fléau? Combien de mauvais payeurs croupissent en prison pour des chèques de « garantie » encaissés avant l’heure? Des milliers, comme l’avancent certains, des centaines tout au plus selon la ministre de la Justice? Bataille de chiffres, qui donnent le tournis. Errare humanum?
Démenti
Abordant ce dossier ultrasensible lors de la plénière du 21 novembre 2023 dédiée au budget du son département, la ministre de la Justice Leila Jaffel a catégoriquement démenti les chiffres évoquant le nombre de plus de 7 000 personnes actuellement derrière les barreaux sur fond d’affaires de chèques sans provision.
Selon ses dires, leur nombre réel ne dépasse pas les 427 prisonniers, dont 238 condamnés et 189 en état d’arrestation. Elle a ajouté à l’occasion que les crimes des chèques sans provision ne représentent que 1,5 % de l’ensemble des affaires en instance devant les tribunaux, dont le nombre total s’élève à plus de 200 mille affaires.
Un chiffre contesté
A savoir que les chiffres présentés par la ministre de la Justice ont été aussitôt contestés par l’avocat et ancienne figure du Harak 25-Juillet, Abderrazak Khallouli. En effet, ce dernier affirmait, mercredi 22 novembre 2023 sur son compte FB, que le nombre de prisonniers en détention ou condamnés « a dépassé les 21 000. 30 % d’entre eux représentent des prisonniers concernés par des chèques sans provision; soit 7 000 individus ».
Pour sa part, le porte-parole de l’Association tunisienne des petites et moyennes entreprises, Abderrazak Houas, est revenu il y a deux jours sur les ondes de Shems FM sur la déclaration de la ministre de la Justice, pour donner son avis sur la proposition de réforme de la législation en vigueur. Sans pour autant remettre en question le chiffre de 427 personnes arrêtées pour chèques sans provision.
Pourtant, lors de son passage en janvier 2022 sur les ondes de Diwan Fm, il indiquait que le chiffre était à hauteur de 12 000. Plus tard, le 22 juin 2023, il assurait sur Mosaïque FM que le nombre de patrons de PME emprisonnés et poursuivis pour chèques sans provisions « a atteint le chiffre de 7 200 ».
Cinq jours plus tard, Abderrazak Haouas, invité de Midi Show, déclarait que 450 mille personnes sont recherchées à cause de chèques sans provision ».
Pis. Selon un sondage effectué par l’Association tunisienne des petites et moyennes entreprises (ANPME) sur la situation financière des PME, « plus de 90 % des patrons de ce genre de sociétés sont poursuivis pour des chèques sans provision. 67,5 % sont condamnés à la prison ferme avec exécution immédiate ». Alors, lesquels de ces chiffres retenir?
98 904 chèques rejetés selon la BCT
Mais que disent les chiffres officiels? Selon le dernier bulletin publié par la Banque centrale de Tunisie sur les paiements en chiffres en Tunisie pour le premier trimestre 2023, il appert que « 6,34 millions de chèques ont été émis au cours de cette période pour un montant de 29,49 milliards de dinars. Le nombre de chèques émis a augmenté de 2,1 % ainsi que leur montant de 6,5 % ».
Le même rapport note toutefois que « 1,56 % des chèques émis ont été rejetés au cours de cette période, soit 98 904 chèques, représentant 2,75 % du montant soit 10,98 millions de dinars ».
Vers l’amendement de l’article 411
Ainsi, notons dans ce contexte que pour mieux contenir le fléau de chèques impayés, le Chef de l’Etat Kaïs Saïed a ordonné, lors de sa rencontre lundi 23 octobre 2023 avec le Chef du gouvernement Ahmed Hachani, l’accélération de l’amendement de l’article 411 du Code de commerce.
Bis repetita. Lors de sa réunion, vendredi 10 novembre 2023, avec la ministre de la Justice, Leila Jaffel, au palais de Carthage, le Président de la République insista de nouveau sur la nécessité d’amender ce décret. Et ce, afin « de responsabiliser toutes les parties. En préservant ainsi les droits du créancier et en permettant au débiteur de reprendre ses activités après la résolution de sa situation ».
Car, le fameux article 411 du Code de commerce sur les dispositions relatives aux chèques sans provision prévoit « un emprisonnement pour une durée de cinq ans et une amende égale à quarante pour cent du montant du chèque ».
Or, avancent la centrale patronale ainsi que la Conect, tous les deux favorables à la dépénalisation des chèques en bois et à la levée de la peine de prison, l’article en question est en totale contradiction avec l’article 11 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Lequel article stipule qu’ « il n’est pas permis d’incarcérer quiconque parce qu’il n’a pas honoré ses engagements contractuels ». Et, il se trouve que la Tunisie a adhéré à ce Pacte le 18 mars 1969!