Le romancier, traducteur, poète et fondateur de la maison d’édition « Arcadia Edition », Walid Ahmed Ferchichi, revient sur la situation du monde de l’édition en Tunisie. Il s’attaque à un phénomène qu’il qualifie d' »éditeur-pirate » et propose des pistes pour sauver le secteur.
Interview.
Son enfance le prédestinait déjà à un avenir où l’écriture, la traduction et les livres régneraient en maître dans tous les détails de sa vie. L’éditeur, traducteur, romancier et poète Walid Ahmed Ferchichi était un lecteur assidu depuis sa tendre enfance grâce à un environnement familial entouré par les livres. « Les livres étaient ma seule fenêtre sur le monde à un moment où l’internet n’était pas vulgarisé et les réseaux sociaux n’existaient même pas », dit-il. Puis vint le rôle de « mes instituteurs qui ont enraciné en moi la passion de la lecture ». Ainsi, les livres sont devenus les compagnons de tous les jours de notre invité.
Après avoir obtenu deux masters, l’un en journalisme et l’autre en économie, Walid Ahmed Ferchichi a publié son premier recueil de poésie en 2013, puis un autre en 2014 pour lequel il a obtenu le « Prix international de poésie de Carthage » intitulé « Je n’étais pas assez vivant ». Il a également remporté le Prix Sadok Mazigh en 2019 pour la traduction en français du roman « L’homme qui voyait à travers les visages » de l’écrivain Éric-Emmanuel Schmitt. Fini le cursus universitaire, le parcours de l’écrivain commence. « L’écriture était un projet en standby en attendant de finir mes études universitaires », explique-t-il. Et depuis, il ne s’est jamais arrêté à embrasser les lettres et les mots, en tant qu’éditeur, interprète, poète et romancier. A son compte actuellement 37 livres traduits pour le comptes de maisons d’édition de renommée à l’échelle arabe. Il a traduit des romans de Stefan Zweig, Dostoïevski, Oscar Wilde, Gustave Le Bon, Boris Vian, Gisèle Halimi et autres.
« Mon expérience en tant que traducteur qui a côtoyé la littérature mondiale m’a permis d’être exigeant pour choisir les ouvrages que j’édite »
Triompher pour le texte
Telle est la philosophie de sa maison d’édition fondée en 2022, Arcadia Edition. « Mon expérience en tant que traducteur qui a côtoyé la littérature mondiale m’a permis d’être exigeant pour choisir les ouvrages que j’édite », dit-il. D’ailleurs, notre éditeur affirme qu’il a édité pour le compte d’écrivains qu’il ne connaissait guère en personne et dont certains ont édité leur premier livre dans sa maison d’édition. Tout en affirmant que ce qui importe en premier lieu est la valeur ajoutée et l’esthétique du texte au niveau du fond et de la forme. Preuve à l’appui, depuis sa fondation, Arcadia a reçu 120 manuscrits pour n’en retenir que 20, signe de l’exigence de son comité de lecture. En 2024, la maison d’édition table autour d’une trentaine de livres à éditer. Il s’agit de romans inédits et de livres traduits pour la première fois en langue arabe, dans le cadre d’un partenariat avec la maison d’édition irakienne Kalimat, ainsi que des essais et de la philosophie. Faut-il encore rappeler qu’Arcadia est la cité des poètes et guerriers, selon l’historien égyptien Hérodote : un choix qui ne doit rien au hasard. « En choisissant un certain nombre de livres philosophiques, nous voulons jeter des ponts entre le Tunisien et la philosophie », lance-t-il.
Écrire et éditer sont une passion, mais une maison d’édition est toujours un projet économique avant tout. Quand il s’agit du secteur de l’édition, Walid Ahmed Ferchichi ne mâche pas ses mots, loin de là. D’ailleurs, il classe les maisons d’édition dans deux catégories : les maisons d’édition professionnelles et respectueuses, et les maisons d’édition « pirates ».
Dans le cas de figure des maisons d’édition pirates, l’éditeur-pirate prend l’argent de l’écrivain, édite son livre sans correction et sans relecture, avec une moyenne ou mauvaise qualité de papier et sans même prendre le soin de distribuer le livre
La première est une institution dont l’objectif est d’être un pont entre le lecteur et l’écrivain. Dans ce cas de figure, l’éditeur, après avoir sélectionné les livres qui répondent à ses attentes et à celles du lecteur, les prend en charge dans un long processus de relecture, correction, mise en page, édition et distribution. Et d’ailleurs, ces maisons d’édition bénéficient des achats par le ministère des Affaires culturelles.
Venons-en aux maisons d’édition pirates. Dans ce cas de figure, « l’éditeur-pirate » prend l’argent de l’écrivain, édite son livre sans correction et sans relecture, avec une moyenne ou mauvaise qualité de papier et sans même prendre le soin de distribuer le livre. Pour finir par le vendre au ministère des Affaires culturelles . »Bien évidemment, le ministère n’est pas au courant que l’éditeur a soustrait l’argent de l’écrivain avant qu’il bénéficie de la subvention », explique-t-il avec amertume.
Le comble, c’est que « ces pirates se bousculent pour bénéficier de toutes sortes de subventions. Ce qui constitue une concurrence déloyale pour les maisons d’édition respectueuses et professionnelles ». M. Walid Ahmed Ferchichi affirme que l’éditeur respectueux se trouve sanctionné à cause des maisons d’édition pirates. Il réaffirme que l’écrivain ne doit jamais donner d’argent à l’éditeur, car une fois que l’éditeur a choisi de prendre le livre en charge, c’est qu’il est capable de le promouvoir et d’assurer sa distribution pour réaliser des bénéfices. « Qu’un éditeur reçoive de l’argent de la part d’un écrivain pour éditer son livre est illégal », souligne-t-il.
La situation du secteur est critique, notamment depuis l’augmentation du prix de l’encre et du papier provoquée par la guerre russo-ukrainienne. De ce fait, « l’éditeur professionnel a encore besoin du soutien et de la subvention du ministère des Affaires culturelles ».
Ainsi, notre invité appelle à réglementer la subvention du papier et les achats effectués par le ministère. Il pointe du doigt une décision émise par le département ministériel, à savoir acheter uniquement 50 exemplaires de chaque livre philosophique. Un nombre dérisoire selon notre invité, qui affirme qu’il s’agit d’une décision qui s’inscrit dans le cadre d’une « guerre menée contre la raison ». Ce qui mène à priver les gens des ouvrages philosophiques importantes à un moment où le non-sens règne.
En Tunisie plus qu’ailleurs, l’éditeur professionnel a encore besoin du soutien et de la subvention du ministère des Affaires culturelles.
Une panoplie de problèmes
Les obstacles et les problèmes auxquels l’éditeur fait face sont bel et bien nombreux. L’éditeur cite le « nombre réduit » des imprimeries. Il n’existe que quatre ou trois imprimeries de renommée. Elles sont submergées par les éditeurs. Ce qui retarde la publication des livres. « Ainsi, nous ne pouvons même pas publier nos ouvrages à la même cadence », précise-t-il. À ce problème s’ajoute celui de la hausse du prix du papier, qui oblige l’éditeur à jongler pour réduire les coûts.
Le distributeur s’accapare 45 % du prix de vente, 30 % vont à l’imprimeur, 10% pour les droits de l’auteur et 15% pour l’éditeur. Et ce, sans compter les droits des caricaturistes et des artistes qui illustrent les livres en cas de besoin. Malgré toutes ces difficultés, l’éditeur a décidé que le prix de vente de toutes les publications d’Arcadia ne dépasserait pas 20 dinars. « C’est une forme de bénéfice et de victoire dans la mesure où je contribue à l’émergence d’un nouveau public qui s’intéresse à la lecture ».
Mais quand même, il faut assurer la pérennité de la maison d’édition, et pour cette raison, Walid Ahmed Ferchichi a « injecté ses propres fonds, y compris ses bénéfices générés par les traductions, pour faire vivre son projet ». Les résultats ne se font pas attendre, car « en un an et demi, Arcadia est devenue synonyme de qualité et d’excellence ».
À notre question de savoir si la profession d’éditeur fait vivre, l’intervenant affirme qu’il vit uniquement de la traduction des livres pour le compte des maisons d’édition arabes et qu’il n’a pas de salaire pour son travail dans Arcadia. Un choix fait « pour faire évoluer sa maison d’édition ». Une porte d’espoir pour booster les ventes et réduire les coûts n’est autre que les participations aux foires internationales du livre pour générer encore des recettes et épargner les 45 % du prix de vente récupérés par le distributeur. Ce qui permet aux lecteurs de bénéficier de remises importantes.
Il faut désillusionner certains écrivains
Notre éditeur regrette qu’un certain nombre d’écrivains croient que la bonne majorité des exemplaires de leurs livres sera épuisée rapidement sur le marché. « Il faut désillusionner les écrivains, car l’opération de vente nécessite un certain temps. Il y a les best-sellers qui se vendent très rapidement et il y a d’autres livres dont la vente nécessite parfois des années », explique-t-il. Il cite l’exemple de la traduction arabe du livre « Rire de la baleine » de Taoufik Ben Brik, pour lequel sur 1000 exemplaires, il ne reste que 200. Alors que sur 1000 exemplaires de la traduction arabe de « Les morts ont tous la même peau » de Boris Vian, il ne reste que 300 exemplaires.
Profession de l’écrivain en Tunisie ?!
Il est encore trop tôt pour considérer qu’écrivain est une profession à part entière en Tunisie et même dans le monde arabe. C’est ce qu’affirme notre invité. Et d’ailleurs, il ne manque pas d’exposer ses arguments. La première raison est que le marché du livre et de l’édition en Tunisie n’est pas immense. Il considère que les écrivains les plus connus et les plus vendus en Tunisie sont Faten Fazaa et Hassanine Ben Ammou. Pour lui, ils présentent un produit littéraire facile d’accès pour un lectorat qui cherche « la facilité et la paresse culturelle, car plusieurs Tunisiens ne préfèrent pas les textes consistants, difficiles d’accès et pleins de références. Ils optent pour les histoires contées. Je précise que je n’ai pas dit que c’est de la mauvaise littérature, c’est de la littérature facile. Ce n’est pas de la littérature prétentieuse ».
Un autre facteur qui explique que l’écrivain tunisien ne peut pas vivre exclusivement de ses livres est l’inexistence de la profession d’agent littéraire en Tunisie et dans le monde arabe, contrairement au monde occidental. Notre invité explique que l’agent littéraire représente les écrivains et leurs œuvres écrites pour les éditeurs, les producteurs de théâtre et les producteurs de films. Il les assiste dans la vente et participe aux négociations. L’écrivain ne s’occupe donc point de toutes ces tâches, il se focalise uniquement sur ce qu’il écrit. Si un livre perce dans le monde francophone, son auteur peut vivre aisément des recettes générées par ce livre.
Il considère que les écrivains les plus vendus en Tunisie sont Faten Fazaa et Hassanine Ben Ammou. Ils présentent un produit littéraire facile d’accès pour un lectorat qui cherche « la facilité et la paresse culturelle, car plusieurs Tunisiens ne préfèrent pas les textes consistants, difficiles d’accès et pleins de références »
À tout cela s’ajoute le fait que les livres tunisiens en arabe ne sont pas traduits en français ou en anglais. Ce qui prive l’écrivain d’avoir d’autres lectorats dans le monde anglophone et francophone et de recettes supplémentaires générées par les droits d’auteurs et les droits de traduction. Il recommande de fournir un effort au niveau de la traduction des livres tunisiens vers d’autres langues.
Sauver le soldat édition
Walid Ahmed Ferchichi estime que le salut du secteur de l’édition passe systématiquement et obligatoirement par deux voies.
La première est d’imposer des barrières à l’entrée au secteur, autrement dit, éliminer les « éditeurs-pirates » du secteur, car ils ont nui aux intérêts des lecteurs et des écrivains.
La seconde voie est d’orienter la subvention du papier et les achats vers les maisons d’édition sérieuses et professionnelles. Tout en imposant des critères tels que la qualité du papier utilisé, la couverture, le contenu… Il propose que le ministère des Affaires culturelles lance deux sessions pour la subvention et deux sessions pour l’achat des livres annuellement, car « une seule session n’est pas suffisante ». Il propose également que l’octroi d’autorisation pour exercer la profession d’éditeur se fasse à travers un comité qui évaluerait si l’éditeur est capable d’apporter une valeur ajoutée au lecteur tunisien ou pas.