La guerre des « trois » n’aura pas lieu. Sans surprise, le Parlement a approuvé le texte autorisant le financement direct du budget par la BCT. Celle-ci peut ainsi prêter – à titre exceptionnel – à l’Etat sept milliards de dinars remboursables sans intérêts en dix ans, avec une période de grâce de trois ans. Ces fonds serviront à financer en partie le déficit budgétaire de 2024 qui s’élève à 28.7 milliards de dinars (MD) dont 16 milliards de dinars sous forme d’emprunts extérieurs sur lesquels 10 milliards ne sont pas encore identifiés. Mince consolation : ces fonds ne sont pas destinés à financer les dépenses courantes. Pour l’essentiel, ils serviront à rembourser d’anciennes dettes étrangères. La ministre des Finances, notre argentière nationale, se donne ainsi un peu plus d’air. Sa détermination a fini par faire sauter un verrou qui l’enserrait dans un étroit corset. La BCT, gardien du temple, ne perd pas pour autant la face. La sacro-sainte digue de son indépendance n’a pas cédé, emportée par le torrent du déficit budgétaire.
Aucune des trois parties n’est à plaindre, et aucune non plus n’a de véritables raisons d’exulter. Il n’y avait pas d’autre option. Sauf à prendre le risque d’exposer le pays au défaut de paiement.
La peur est bonne conseillère et le principe de réalité a fini par s’imposer. La ministre des Finances était dos au mur. Le gouverneur de la BCT a fait la démonstration de son professionnalisme et de son sens de la responsabilité tout en s’assurant le maintien de pare-feu pour prévenir toute dérive d’inflation et de risque de change. On n’en attendait pas moins aussi d’un Parlement sans velléités belliqueuses.
Sept milliards de dinars ne sont pas loin du montant des remboursements du service de la dette extérieure, qui arriveront à échéance. A commencer, le 17 février, par l’eurobond de 850 millions d’euros (3 MD). La fin de l’année ne sera pas plus clémente à la seule évocation de débourser au mois d’octobre 50 milliards de yens (1.2 MD). Dans l’intervalle, chaque mois apporte son lot de remboursements de dette extérieure qui s’élève à près de 12% du PIB, un des taux les plus élevés au monde.
Il est rare qu’un pays en situation de crise structurelle soit confronté à de tels défis. Nous payons le lourd tribut d’un gâchis de plus de 10 ans qui a détérioré les équilibres macroéconomiques
Il est rare qu’un pays en situation de crise structurelle soit confronté à de tels défis. Nous payons le lourd tribut d’un gâchis de plus de 10 ans qui a détérioré les équilibres macroéconomiques, abîmé les moteurs de la croissance et élevé une montagne de dette devenue insoutenable. Dix ans dans le gris, sans la moindre tentative de réformes pour libérer la croissance et réarmer l ‘économie ! Notre décrochage économique nous mettait dans l’incapacité de financer notre modèle social, mis à mal par l’inflation et l’explosion du chômage, au point de se laisser prendre au piège du poison de l’endettement étranger. Qui révèle aujourd’hui ses propres limites. Pas étonnant que tous les regards se tournent vers l’institut d’émission, notre bouclier financier en dernier ressort. Il va puiser dans ses maigres réserves en devises pour voler au secours du pays, dans une opération de sauvetage qui fera date. Il s’agit rien de moins que de nous éviter les affres du défaut et sans doute aussi l’effondrement de notre monnaie nationale, même si, ce faisant, il fragilise le dinar et réduit la pression sur les prix.
On redoutait un tel scénario pour n’avoir pas signé l’accord avec le FMI qui nous gratifiait d’un prêt de 1.9 MD sur 4 ans. Mais dont l’intérêt premier était de nous ouvrir la voie des bailleurs de fonds à des taux concessionnels. Quelle aura été l’issue d’un accord aux fins d’assurer la stabilité financière mais au prix d’une instabilité sociale ? Le chef de l’Etat n’a pas fait mystère de son hostilité à cette thérapie proche de la médication de cheval. Le risque que l’austérité ajoute de la récession à la crise n’est jamais exclu.
La question n’est pas et ne sera pas tranchée. Une chose est sûre : nous avons présumé de nos forces et péché par manque de solution de rechange. On ne voyait pas se dessiner et se mettre en œuvre une véritable alternative. Si ce n’est en proclamant haut et fort notre volonté de compter sur nous-mêmes. L’ennui est que le temps de l’économie est beaucoup plus court que celui de la politique.
Par chance, il y a eu comme un alignement des étoiles qui nous a permis en 2023 de maintenir la tête hors de l’eau. Dans la foulée, il a fallu limiter sans discernement les importations, à défaut d’activer vigoureusement les exportations. La hausse des recettes touristiques et celle des transferts des TRE ont pour leur part largement contribué au remboursement de la dette. L’honneur était sauf, au prix d’une contraction de l’investissement et du recul de la croissance sans atténuer pour autant les besoins de financement étranger portés à leur plus haut niveau. Il manqua un choc de croissance pour briser le cercle vicieux de l’endettement. Moins pour des considérations de conjoncture économique mondiale qu’en raison d’un climat des affaires peu propice à la relance de l’investissement.
En économie, il n’y a pas pire que les solutions en demi-teinte, et de surcroît sur fond d’incertitude et d’absence de visibilité. Peu importe qu’il faille ou non tourner le dos au FMI. L’essentiel est de ne pas nous exonérer de notre obligation d’engager comme il se doit les nécessaires réformes de structure sans lesquelles il ne peut y avoir de croissance forte, durable et inclusive. On ne peut pas réussir si on n’a pas une vision, si on ne sait pas quelle est notre destination. Car, comme le disait le philosophe Sénèque, il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va. Sans ces réformes, c’est comme vouloir naviguer sans boussole.
Le 21ème siècle est celui du mouvement, de la mobilité, de l’innovation et des ruptures.
L’Etat doit, à cet effet, revoir, repenser et réinventer son rôle et l’adapter aux temps nouveaux sans remettre en cause son attachement à l’Etat social et à son rôle protecteur. En soixante ans, le monde a connu trois révolutions industrielles et technologiques et de profondes mutations sous l’effet de la mondialisation des économies. Le 21ème siècle est celui du mouvement, de la mobilité, de l’innovation et des ruptures. Le pays a besoin d’entreprises à la fois puissantes et agiles, compétitives, à rayonnement mondial et assumant pleinement leurs responsabilités environnementale et sociétale pour pouvoir financer notre modèle social. Plutôt que de s’enfermer dans la nostalgie en glorifiant un modèle de développement qui n’est plus de son temps et sur lequel il y a beaucoup à redire, mieux vaut affronter les défi s du futur. Il n’y a pas d’autres trajectoires qui mènent au succès. L’impératif social ne peut se concevoir sans l’efficacité économique. La mondialisation, qu’elle soit heureuse ou non, est passée par là.
Le financement direct du budget – fût-ce à titre exceptionnel – par la BCT ne peut tenir lieu de politique économique à moyen et long terme sans exposer le pays aux démons de l’inflation et de la dépréciation du dinar. L’exception ne doit pas devenir la règle. Autrement, la réalpolitique de la BCT, simple euphémisme pour signifier un choix cornélien, sera perçue comme une fuite en avant aux conséquences désastreuses. L’honneur du gouvernement est de mettre à contribution cette accalmie forcément passagère pour privilégier les investissements d’avenir aux dépens des dépenses courantes ; d’oser engager au plus vite les réformes pour libérer l’économie de ses entraves, avec la certitude que le prix de non-réformes est infiniment plus élevé que le coût immédiat des réformes, du reste salvatrices.
Ici et ailleurs. Le pays en a tant besoin pour retrouver les chemins de la sérénité, de la croissance et de la prospérité !
La présence du chef de l’Etat sur le terrain, ses visites ciblées pour mettre à l’endroit ce qui va de travers, sont certes rassurantes. On aimerait aussi le voir déployer cette énergie pour une quête de sympathie internationale, pour aller chercher la croissance là où elle se trouve et pour s’attirer l’estime des bailleurs de fonds aux quatre coins de la planète, au besoin, en compagnie de capitaines d’industrie au long cours. Pour sceller pour toujours une réconciliation au-dessus de tout soupçon et faire émerger un puissant sentiment de confiance et d’engagement. Ici et ailleurs. Le pays en a tant besoin pour retrouver les chemins de la sérénité, de la croissance et de la prospérité !
Cet édito est disponible dans le mag de l’Economiste Maghrébin n 888 du 14 au 28 février 2024