La femme tunisienne est entrée dans l’histoire d’abord comme mythe, celui de la princesse Elyssa, connue surtout sous le nom de la reine Didon. Toute une mythologie fut tissée autour de ce personnage à qui on accorde le mérite de fonder une des plus grandes et des plus anciennes civilisations que la terre ait engendrées, la carthaginoise, dont la Tunisie contemporaine est la seule héritière.
Ce n’est qu’au quatrième siècle avant l’ère chrétienne que les chroniques grecques avaient commencé à écrire l’histoire de notre ancêtre. Mais il s’agit bien d’un mythe fondateur, et seuls les vestiges de Carthage témoignent encore de la grandeur de cette cité, aussi prestigieuse que Rome, sa rivale, ce qui lui avait valu d’être détruite et incendiée. Importe peu qu’Elyssa ait existé réellement ou non, car le plus important est que, comme tous les mythes fondateurs, elle a continué à régir non seulement notre imaginaire, mais surtout notre inconscient collectif. Et ceci à travers plus de 25 siècles qui nous séparent de l’événement sacré.
Rappelons quand même que la légende veut que cette princesse, venue d’ailleurs, ait fini par se suicider en s’immolant par le feu (devenue une tradition chez nous) pour ne pas épouser le roi berbère Hiarbas, voulant rester fidèle à son ex-fiancé! Elyssa, selon la légende, est morte vierge, chose que les auteurs grecques considéraient comme un signe de grandeur et de bravoure.
Le mythe est femme en Tunisie
Le nombre de femmes devenues mythes en Tunisie est particulièrement impressionnant comparé aux hommes. Cela va de l’époque phénicienne à l’époque moderne, et notamment la période arabo-musulmane. Nous ne pensons pas qu’un autre pays arabo-musulman puisse rivaliser avec notre pays dans cet aspect de l’histoire. Elyssa, princesse fondatrice d’un empire, Kahéna générale de l’armée berbère qui mourut dans une bataille contre Oqba ibn Nafaa, le conquérant arabe qui a islamisé le Maghreb.
Rappelons qu’à l’époque les frontières de la Tunisie englobaient les Aurès et que l’Algérie actuelle n’existait pas, alors que l’Etat tunisien régnait depuis Carthage sur tout le Maghreb et une partie de la péninsule ibérique (Hannibal lui-même était un Carthaginois d’Espagne).
Pendant la longue période musulmane, des femmes tunisiennes se sont illustrées non pas dans la politique ou la guerre seulement, mais surtout dans la culture et le soufisme. Pour preuve, le nombre impressionnant de saintes, telles Saïda Mannoubia, Oum el Zine Jamaliya, Aziza Othmana qui a fondé le premier hôpital dans la capitale. Affirmons que dans tous les villages, il existe toujours un mausolée qui porte le nom d’une sainte. Citons aussi Selma el Fehriya de Kairouan qui exigea du calife abbasside qui voulait l’épouser d’inscrire dans le contrat de mariage qu’il ne peut épouser une seconde épouse qu’avec son accord, instituant ainsi la monogamie. C’est d’ailleurs en se basant sur ce type de contrat, al-sadaq el qayrawani, que les dignités religieuses se sont appuyées pour donner une légitimité religieuse au Code du statut personnel (CSP) institué par Bourguiba avant même la Constitution. Ce qui nous permet d’affirmer que le progrès et l’ouverture sur l’époque étaient une spécificité bien tunisienne, car inscrits dans l’inconscient collectif et les mythes fondateurs de notre identité, et ceci aussi bien dans les villes que dans les campagnes.
Citons aussi un autre mythe culturel, al-Jaziya el Hlaliya, héroïne d’une épopée chevaleresque, modèle de la beauté bédouine et poétesse, qui représente un aspect de notre identité, celui de l’arabisme, identité en état de transformation et de mutations dans son osmose avec les cultures venant aussi bien de la mer que du grand Sahara, que des montagnes et des plaines du nord et du centre.
Femmes tunisiennes et politique
Le rapport de la femme tunisienne à la politique est aussi très ancien, et le mythe de la reine Didon l’illustre parfaitement. Salammbô, cette princesse carthaginoise immortalisée surtout par Gustave Flaubert, n’est qu’une preuve supplémentaire que la femme tunisienne agissait toujours en politique, et particulièrement dans les coulisses du pouvoir. Cette tendance s’est affirmée surtout depuis l’époque hafside, et a pris une importance considérable dans les harems des beys.
L’action des femmes dans les coulisses du pouvoir s’est accentuée après l’Indépendance, non sans prendre d’autres formes surtout que la loi leur a accordé l’égalité formelle avec les hommes, et les portes de l’école et des universités leur ont été ouvertes. Depuis l’Indépendance, ce que certains ont appelé « le féminisme d’Etat » constitue une des rares constantes de la politique intérieure.
Pour l’anecdote, rappelons à nos amis européens que le féminisme français a été dirigé par une Tunisienne, née à Tunis et élevée dans les souks de la Médina, Gisèle Halimi, qui fut aussi l’avocate des nationalistes tunisiens et algériens. Son féminisme qu’elle a cultivé petite et jeune a été fermenté dans l’ambiance culturelle judéo-arabe tunisienne. Et elle a continué à revendiquer son appartenance et fièrement à son pays natal.
Les médias français préfèrent parler de Simone Veil et de Simone de Beauvoir alors que la véritable dirigeante du féminisme français est bien de chez nous.
Rappelons aussi le rôle des femmes juives tunisiennes dans l’art et la chanson comme la célèbre Habiba Msika, pionnière et immense artiste qui a laissé son empreinte dans la musique tunisienne et a surtout ouvert la porte aux femmes tunisiennes musulmanes pour déployer leurs talents dans ce domaine, comme Saliha et Hassiba Roshdi.
Mais rendons à César ce qui est à César, c’est grâce aux efforts distingués de l’Etat et du parti destourien, via surtout l’Union des femmes tunisiennes, que la scolarisation obligatoire des filles a eu lieu. Cette illustre organisation dont les militantes allaient dans les villages et les coins les plus reculés pour convaincre les familles et surtout les pères de scolariser leurs filles ne mérite pas qu’elle disparaisse, et a joué un rôle national aussi important que celui de la centrale syndicale.
L’Etat avait consciemment étendu l’ascenseur social aux filles des couches les plus démunies, et ces dernières ont bien saisi la perche pour nous donner une des meilleures élites féminines dans tous les domaines, à tel point que nous pouvons dire avec fierté que nous rivalisons avec les démocraties et les pays les plus évolués dans le domaine de l’émancipation de la femme.
En marge du féminisme d’Etat, s’est développé chez nous un féminisme à l’européenne, que l’Etat a toujours soutenu, car il disait parfois très haut ce que les dirigeants politiques de l’époque, depuis Bourguiba jusqu’à Ben Ali et même sous BCE, n’osaient pas annoncer, en raison du conservatisme social, comme la question de l’égalité dans l’héritage.
BCE, qui avait voulu franchir le pas, a bien fait marche arrière à la dernière minute sous l’influence et la menace de l’islam politique. Aujourd’hui, il est très difficile de relancer ce débat et de trancher définitivement la question, car l’inégalité devant l’héritage est devenue une anomalie et une forme de régression sociale et politique qui est loin d’être digne d’une République.
Rappelons que l’Etat tunisien s’est engagé avec l’Union européenne de faire les réformes nécessaires, mais l’engagement n’a jamais été tenu.
Un autre phénomène, bien tunisien, le nombre de femmes, leaders politiques ou présidentes de partis ou de la société civile, dans tous les domaines. Une avancée considérable, fruit des acquis de l’Etat de l’Indépendance. Seule dans le domaine syndical la représentativité reste extrêmement faible. Surtout dans les organes de direction. Dans beaucoup de corps de métiers, comme la magistrature, l’enseignement ou le journalisme, le nombre de femmes dépasse de loin celui des hommes.
Les résultats du baccalauréat et des diplômes supérieurs confortent cette avancée qui ne peut être que salutaire. Reste que dans le domaine politique, les femmes, plus farouches dans leurs combats, prennent des risques plus grands quand elles affrontent les prisons, car souvent mères de famille, le prix à payer est beaucoup plus lourd. Ce qui arrive à Abir Moussi, présidente du PDL, selon du moins son comité de défense, en prison, doit interpeller aussi bien le législateur que la magistrature.
Si la justice doit être indépendante, elle doit savoir aussi ouvrir les yeux, quand il s’agit d’une question cruciale pour l’avenir du pays, à savoir l’accès des femmes à un des domaines les plus dangereux depuis toujours, le domaine politique.