Loin d’être un banal fait divers, l’affaire dite du médecin psychothérapeute de Bizerte est une véritable tragédie. Sinon comment expliquer qu’un citoyen, médecin de son état, avec 30 ans de service à son actif, meure au fond de sa cellule trois semaines après sa mise en détention préventive. Sans avoir été reconnu coupable dans un procès. Sans avoir eu l’occasion de se défendre. Sans avoir pu laver son honneur. Et s’il s’avérait plus tard qu’il était innocent ?
« Laisser une personne qui ne représente aucun danger pour la société et dont l’état de santé est critique en détention serait un grand manque de tact », s’est écrié l’ancien élu et membre d’Attayar, Hichem Ajbouni sur son profil Facebook à la date du 16 mars 2024 ; tout en pointant l’« empressement » de certains juges à placer les prévenus en détention préventive et la banalisation du recours aux mandats de dépôt.
Rappel des faits. Mohamed Hajji, un psychiatre qui exerçait à Bizerte depuis plus de trente ans, a été arrêté le 23 février dans le cadre d’une enquête dans une affaire de trafic de psychotropes. Une accusation que ses proches et confrères nient totalement, estimant que les ordonnances qu’il a délivrées entrent dans le cadre de l’exercice de sa profession. Il est décédé vendredi 15 mars 2024 en prison au bout de trois semaines de détention préventive. Sa famille et certains de ses collègues assurent que les conditions de détention étaient « inhumaines » et qu’il est mort dans « des circonstances malheureuses », au vu de « sa santé fragile ».
« Non-assistance à personne en danger »
A propos de sa santé fragile, l’un de ses confrères, Dr Iheb Haffani, révéla que le défunt aurait succombé à une grave infection pulmonaire, d’autant plus qu’il souffrait de maladies chroniques, aoutant que la direction de la prison civile de Bizerte en avait été informée, mais n’a pas pris les mesures nécessaires.
Dr Haffani, qui évoque un cas de «non-assistance à personne en danger», a appelé le ministère de la Santé, l’Ordre des médecins et leur syndicat à agir et à lancer les procédures nécessaires « afin que la vérité soit révélée sur les circonstances du décès de Dr Hajji ainsi qu’à établir les responsabilités dans ce drame ».
Pointant du doigt les mises en détention préventives, « notamment celles visant les médecins », il estime que Mohamed Hajji « aurait pu être laissé en liberté en attendant les résultats de l’enquête ». Il a par ailleurs appelé ses consœurs et confrères à mener des mouvements de protestation et à recourir même à « une grève générale ».
« Il dormait à même le sol »
Idem pour le Dr Mounir Jerbi, qui écrit dans un post poignant publié vendredi 15 mars 2024 sur sa page FB : « On vient d’accompagner, tout à l’heure, notre confrère Dr Hajji, psychiatre exerçant depuis une trentaine d’années à Bizerte, à sa dernière demeure. Dr Hajji est décédé dans des circonstances, le moins que l’on puisse dire, malheureuses, il faisait l’objet depuis une semaine d’une enquête entrant dans le cadre de son exercice médical ».
« Selon le témoignage de sa famille, il dormait à même le sol, dans la promiscuité et sans ses médicaments habituels. Et ce qui devait arriver arriva, il attrapa au bout de quelques jours une infection pulmonaire grave, une bronchopathie ayant compliqué son insuffisance respiratoire chronique mal diagnostiquée et probablement mal traitée ».
« Il a été incarcéré, bien qu’il n’avait aucun antécédent judiciaire, il ne faisait courir aucun danger pour lui ou pour les autres, et il ne risquait pas de s’enfuir ; pourtant, l’autorité judiciaire avait jugé bon de l’incarcérer. Son avocat avait pourtant présenté aux autorités concernées un rapport détaillé sur la gravité de son état de santé, demandant sa mise en liberté pour soins. En vain ».
«Des questions me hantent, ainsi que ses nombreux confrères et ses proches. Pourquoi cette facilité à mettre des prévenus, présumés innocents, en prison, surtout des médecins ? Et que dirait-on à sa famille et à ses enfants demain si l’enquête prouvait que Dr Hajji était innocent de ce dont on l’accusait ? ».
Et de conclure, implacable : « La détention préventive, pourtant bien régulée par les textes de loi, doit être réservée aux crimes graves, à l’instar des crimes de sang et des affaires liées au terrorisme. Cette grave mesure ne devrait pas être décidée à la légère et banalisée, surtout avec l’état délabré de nos prisons et leur remplissage au-delà de toutes les limites» !
Rappelons à ce propos que les structures syndicales du secteur de la santé qui demandent, dans un communiqué émis à l’issue de la réunion tenue le 17 mars 2024 au siège de l’Ordre des médecins de Tunisie, l’ouverture d’une enquête au sujet du décès du médecin psychiatre, le respect de la « présomption d’innocence ». Ou encore le traitement des dossiers judiciaires touchant aux professionnels de la santé « avec prudence et en lien avec l’exercice de leur profession en raison des spécificités techniques du métier », et ont appelé leurs affiliés à porter un brassard rouge en guise de protestation, lundi 18 mars 2024.
Zèle
Au final, quelles leçons faut-il tirer de cette tragédie humaine ? Nonobstant le fait que l’administration pénitentiaire manque cruellement de moyens et de personnel pour la prise en charge des détenus, que, hélas, un prisonnier est considéré dans notre pays comme un citoyen de seconde classe, certains magistrats ont le doigt sur la gâchette quand il s’agit de signer un mandat de dépôt. Alors qu’il s’agit d’une mesure exceptionnelle, car privative du droit fondamental de tout citoyen à la liberté. Et ce, d’autant plus que, selon la loi, la détention provisoire est une mesure exceptionnelle qui déroge au principe du maintien en liberté. De ce fait, toute personne, suspectée ou poursuivie, est présumée innocente tant que sa culpabilité n’a pas été établie par un tribunal.
D’ailleurs, selon l’art. 85 de la loi n° 93-114 du 22 novembre 1993, modifiant et complétant certains articles du code de procédure pénale, il a été stipulé que «l’inculpé peut être soumis à la détention préventive dans les cas de crimes ou délits flagrants et toutes les fois que, en raison de l’existence de présomptions graves, la détention semble nécessaire comme une mesure de sécurité pour éviter de nouvelles infractions, comme une garantie de l’exécution de la peine ou comme un moyen d’assurer la sûreté de l’information».
Le défunt cochait-il l’une de ces cases ?