Pour sa 25ème édition, le Forum de l’Economiste Ma- ghrébin a choisi pour thème: « La souveraineté alimentaire dans la nouvelle géopolitique ». Un thème, sans conteste, d’actualité. C’est une réflexion sur des questions qu’on se pose ces derniers temps, suite aux pénuries à répétition et à la sécheresse devenue phénomène chronique. Jean-Michel Severino, président de « Investisseurs et Partenaires » (I&P), vice-président du Conseil d’administration de la Fondation pour la recherche économique et le développement international (FERDI) et membre de l’Académie des Technologies, a tenu, à l’ouverture du Forum de l’Economiste maghrébin , à mettre en rapport le contexte géopolitique mondial et la résilience du système alimentaire. Nous reprenons ici de longs extraits de son intervention. Pour comprendre le sujet, M.Severino va le décortiquer selon un schéma préétabli qui passe par un diagnostic qu’il essayera de conceptualiser, tout en le projetant dans son contexte géopolitique. Un schéma qui le mènera aux impératifs à suivre, avec quelques recommandations, notamment pour l’exemple tunisien.
La demande
La demande mondiale adressée à la production alimentaire est le produit de la croissance démographique et de l’enrichissement. Elle tend à se ralentir principalement du fait du ralentissement de la croissance de la population mondiale, même si elle va rester très dynamique en Afrique pour des raisons évidentes. La nature de la demande change : la part de la demande pour des usages non agricoles augmente, surtout aux USA (textile, cosmétique, etc.);
la part de la demande pour la nourriture animale pourrait se stabiliser, du fait de demandes divergentes entre les pays industrialisés, qui vont tendre à consommer moins de viande bovine, et les pays intermédiaires (intensité croissante de l’alimentation animale dans le bol alimentaire, accroissement de la consommation de viande bovine)…
Dans les marchés de l’OCDE, il y a une forte demande pour le local et le végétal, ainsi que pour le qualitatif environnemental (la « naturalité »), bien que les considérations de prix continuent aussi à compter pour une bonne partie des consommateurs.
L’optimisation de la chaine de valeur sera un grand motif d’investissement. Nous avons d’importantes marges de manœuvre pour la consommation alimentaire mondiale qui ont aussi des implications sur l’organisation agricole. Ainsi, les gâchis de production sont aussi une importante source de travail : 15% de la production perdue ; 17%
de la consommation gâchée.
La géostratégie
Les changements géographiques sont très importants : émergence de l’Amérique latine (grandes exportations mondiales), l’Asie, premier centre de consommation mondiale et forte dépendance, notamment de la Chine (celle-ci visait les 95%, mais on observe que ce ratio de dépendance est passé selon la FAO d’environ 94% en 2010 à environ
66% en 2020). Les USA demeurent néanmoins un acteur primordial. La composante géostratégique est devenue plus importante : recherche de sécurité et autonomie alimentaire, et refus croissant de dépendance aux marchés
mondiaux, au vu des entraves aux échanges et des fluctuations importantes de prix de ces dernières années. Les instabilités récentes effraient (recul de la sécurité alimentaire depuis deux ans selon la FAO). Les pays importateurs nets sont en situation de fragilité importante.
Les externalités
Les coûts cachés de la production agricole mondiale augmentent. Selon le dernier rapport annuel de la FAO, ils représenteraient 12.5 trilliards de dollars US PPA (très concentrés dans les pays à revenus intermédiaires de la tranche élevée), soit 10% du PIB mondial. Emissions de gaz à effet de serre provenant des engrais, de l’énergie
et des changements d’affectation des terres ; consommation d’eau; coûts sanitaires à la fois dus à la sur et à la sous-alimentation. Ces externalités ne sont pas reflétées dans les prix de l’alimentation et donnent également lieu à des in
vestissements ou des politiques publiques insuffisantes.
La science
L’innovation agronomique et technologique nous ouvre de nouvelles perspectives dans des directions très diverses et parfois contradictoires : amélioration des parcours agronomiques, agroécologie, performance génétique…, mais aussi
l’agriculture cellulaire qui offre des perspectives vertigineuses. N’oublions pas non plus que l’innovation n’est pas que technologique: modes d’organisation, gouvernance, droit du sol et des gens, structurations financières
etc. De nombreux sujets dits « softs » doivent être invités à la table des innovations.
Pour s’adapter, il faudrait coopérer
Nous pouvons changer de modes de production et de consommation. En revanche, nous avons beaucoup à craindre et à réfléchir sur les conséquences que ces tendances lourdes vont avoir sur la répartition de la production et de la consommation mondiale et donc sur les mouvements de population. Des rapports de force nouveaux entre pays vont surgir et des risques sanitaires vont se manifester. Plus que jamais, l’agriculture sera un sujet de guerre et de santé.
Nos inquiétudes doivent sans doute également aller plus vers la question de l’instabilité des prix, avec toutes ses répercussions humaines, sanitaires mais aussi macroéconomiques, que vers le manque absolu, même si, à un certain niveau, un prix infini signifie un manque complet…
Tout ceci appelle à une coopération internationale intense. Les pays et les continents sont très diversement dotés en avantages comparatifs (quantité et qualité des sols, disponibilité en eau…). Ceci appellerait une spécialisation, les pays les moins bien dotés se spécialisant dans l’industrie et les services et important leur nourriture. L’agriculture et l’alimentation sont le champ le plus évident de l’application de la théorie ricardienne. Spécialisation et échange opti-
misés sont d’autant plus la bonne réponse théorique que la question de la productivité agricole est très impactée par les perspectives du réchauffement climatique.
Les différentes régions du monde sont différemment affectées. Cette coopération et le rôle des marchés mondiaux se sont bien produits : accroissement des échanges (23%), diversification des exportateurs et importateurs (émergence de l’Amérique Latine et de l’Europe centrale, comme producteurs, de la Chine comme importateur…), régionalisation des échanges… Bien que la dynamique se soit quelque peu ralentie, il y a une stabilité sur les biens échangés.
Mais la crise récente a accru les comportements non coopératifs et la peur a augmenté. Selon l’IFPRI (MIS 2023), 20 pays ont imposé des limites d’export depuis le début de la guerre d’Ukraine, bien que ce ne soit pas la seule rai-
son (cas de l’Inde et la Thaïlande pour le riz en Afrique). Par ailleurs, il y a la question des coûts de transport qui ont fait le yoyo : leur évolution à long terme, leur instabilité, qui concourent à une grande instabilité des prix, ce qui est peut-être le principal sujet.
Par ailleurs, il semble certain que de grands importateurs vont de plus en plus introduire des clauses environnementales et sanitaires: nouvelles formes de protectionnisme, mais pas seulement. Ceci implique que la question du contenu en carbone de la production agricole, le bien-être animal, la qualité environnementale sanitaire
des produits comme des processus de production vont devenir des facteurs de compétitivité majeurs pour les exportateurs. Ces mesures d’élévation de la qualité et de l’égalisation des normes entre les producteurs locaux et les exportateurs vers ces marchés sont toutefois parfois imposées sans précaution, de manière unilatérale et mettent
la négociation internationale au défi de la crédibilité.
Des recommandations pour les politiques agricoles et la Tunisie
La Tunisie a des atouts considérables pour l’exportation, en particulier vers les marchés euro-
péens, très demandeurs d’huile végétale, mais aussi de production régionale (importance cruciale du nearshoring en matière agricole). Le bassin méditerranéen jouit de possibilités et d’image (malgré des conflits ponctuels) meilleures que les exportateurs lointains, les coûts de transport sont moins élevés, et les motivations des pays européens pour créer et maintenir l’emploi en Méditerranée sont importantes. Mais pour réussir, il faut s’orienter vers les usages les plus réduits possibles de l’eau, ou alors disposer de ressources alternatives pour la consommation humaine à
prix compétitif, s’orienter vers des productions bio ou en agriculture raisonnée, limiter les émissions de carbone, ce qui pose des questions pour toute la chaine logistique, celle de l’eau, celle des intrants, et d’une manière générale, pour tout le pays. La Tunisie dispose de potentiels importants en énergie renouvelable.
La Tunisie a des atouts considérables pour l’exportation, en particulier vers les marchés européens, très demandeurs d’huile végétale, mais aussi de production régionale (importance cruciale du nearshoring en matière agricole). Le bassin méditerranéen jouit de possibilités et d’image (malgré des conflits ponctuels) meilleures que les exportateurs lointains, les coûts de transport sont moins élevés, et les motivations des pays européens pour créer et maintenir l’emploi en Méditerranée sont importantes. Mais pour réussir, il faut s’orienter vers les usages les plus réduits possibles de l’eau, ou alors disposer de ressources alternatives pour la consommation humaine à prix compétitif, s’orienter vers des productions bio ou en agriculture raisonnée, limiter les émissions de carbone, ce qui pose des questions pour toute la chaine logistique, celle de l’eau, celle des intrants, et d’une manière générale, pour tout le pays. La Tunisie dispose de potentiels importants en énergie renouvelable.
Trois points pour conclure
– 1- Une politique de sécurité alimentaire durable n’est pas qu’une politique de l’alimentation et de l’agriculture. C’est un sujet macroéconomique dans son ensemble. Sa bonne exécution touche aux équilibres de la balance des paiements et exige un niveau d’investissement élevé. C’est une exigence qui a d’importantes répercussions macroéco-
nomiques. On voit mal par exemple comment un bon traitement de ce sujet dans un pays comme la Tunisie pourrait éviter de lourds investissements dans toute la chaine de l’eau. Il faut donc envisager ce sujet d’une manière disons holistique, et non pas seulement sectorielle.
– 2- Sécurité alimentaire n’est pas contradictoire avec échanges extérieurs. Certains pays comme la Chine, malgré l’importance des défis, montrent toute l’attention, la finesse et la cohérence que cela exige. En effet, si l’on pense que le principal souci de la sécurité alimentaire est la question des prix, alors, il est important de penser une
politique qui permette, si cela est possible, de couvrir les risques relatifs aux produits importés par des opportunités symétriques sur des produits exportés qui permettent de compenser ces charges, tout en se spécialisant dans les domaines où l’on a le meilleur avantage comparatif.
-3- Un pays comme la Tunisie peut, comme le fait la Chine à une échelle évidemment immense, souhaiter se prémunir contre des hausses de prix qu’elle ne parviendrait pas à gérer ou d’éventuelles indisponibilités totales faisant suite à des interdictions d’exportation de certains produits par certains pays, pour des raisons qui pourraient
n’être pas qu’économiques, dans des contextes qui lui interdiraient des mesures de rétorsion efficaces. Le refus du risque a un coût en général important, qui peut se traduire par des dépenses budgétaires ou des surutilisations de ressources comme l’eau, et qu’on peut être prêt à accepter. Le choix de cette option implique une politique fine qui permette d’identifier les produits et les secteurs sur lesquels on ne peut pas faire de compromis avec la production locale.
M.A.B.R.
Cet article est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n°894 du 8 au 22 mai 2024