Chez lui, réflexion rime avec mouvement. Il est en permanence dans la réflexion, toutes voiles dehors, boussole en tête à tracer sa route dans l’océan tumultueux de l’enseignement supérieur et de la formation. Il y a laissé son empreinte et une impressionnante carte de voies navigables. Tahar Ben Lakhdar, on l’aura compris, ne peut s’empêcher de s’extraire de l’obligation de donner du sens à ses explorations scientifiques et à ses conquêtes de nouveaux champs d’intervention dans l’univers universitaire. Sa philosophie est ainsi faite que le cumul des connaissances ne vaut que s’il est partagé par tous et s’il a pour ultime finalité de faire bouger les lignes et de changer le cours des choses. L’allure calme et tranquille, ce qui ne l’empêche pas d’être un homme pressé, engagé dans une sorte de course contre la montre, comme si le temps était compté. Il est dans son rôle, dans l’action, en quête
d’anticipation à l’effet de gérer au mieux le changement. L’air sportif malgré le poids de l’âge, l’esprit vif, le geste éloquent, le verbe haut et la réplique instantanée, Tahar Ben Lakhdhar n’a pas à forcer son talent pour convaincre du bien-fondé de ses thèses, avec ce brin de sourire au coin des lèvres. Il dit les choses comme il les ressent, comme il les voit, si graves soient-elles, avec une grande simplicité et de manière on ne peut plus concrète.
Son parcours est à l’image de l’homme au caractère trempé, un long fleuve tranquille certes aux multiples dérivations, déterminé jusqu’ à l’obsession de porter à son plus haut niveau notre génie national en mettant à rude épreuve nos génies en herbe. Les jeunes, comme il les appelle, pour ultime finalité ! Il sait ce que leur intelligence peut apporter à la science. Et ce que l’interaction des deux peut valoir au pays qu’il glorifie et idéalise.
Nul n’est prophète dans son pays, a-t-on coutume de dire. Pas si sûr. Tahar Ben Lakhdhar a vu venir, sans qu’on y prenne garde, le monde en gestation à l’orée du 21e siècle. Il craignait et s’alarmait de notre incapacité d’y faire face, lui qui a été en première ligne de toutes les réformes qui ont revitalisé notre système d’enseignement supérieur et de formation depuis les années quatre-vingts. Beaucoup d’eau a coulé depuis sous le pont de Carthage, au point de
finir par abîmer l’enseignement public, réfractaire au changement. Le système, à bout de souffle, ankylosé, n’arrive pas à se repenser, à se projeter dans le futur à force d’être ancré dans un passé révolu. Tahar Ben Lakhdhar ne pouvait s’y résoudre. À soixante ans, lors de son départ à la retraite, il a réintégré le système en empruntant le chemin escarpé de l’enseignement privé qu’il porta, moins de deux décennies plus tard, sur les fonts baptismaux.
Avec une poignée d’illustres universitaires d’horizons scientifiques divers, il fonda Esprit(Ecole supérieure privée d’ingénierie et de technologies) – tout un symbole. Il y a mis toutes ses économies, son âme, son audace et son penchant pour l’innovation. Tout ce qu’il faut pour faire du nouveau-né d’un genre nouveau un acteur du monde qui arrive plutôt que de le subir. ESPRIT est née de ce désir, de cette détermination de s’extirper d’un mode d’enseignement désuet, de l’ancien monde, qui a révélé ses propres limites pour faire du neuf en adoptant les techniques d’enseignement et les pédagogies qui triomphent dans le nouveau monde. Il s’agit rien de moins que de casser les anciens codes qui ne sont plus de leur temps, d’inculquer dès le bas âge les valeurs de civisme, de citoyenneté, d’éveiller la curiosité, le sens de l’audace et le goût de la recherche des étudiants. Qu’il a su élever au rang de sujets à qui on apprend à apprendre par eux-mêmes.
Un parcours exemplaire
Avec 40 étudiants au départ, en 2024, l’année de son 20e anniversaire, ESPRIT est déjà, avec plus de 20 000 étudiants, le premier groupe universitaire tunisien. Chaque année, il y sort 3000 ingénieurs et 500 gestionnaires labellisés, auréolés de certifications des plus prestigieuses instances mondiales en la matière. On devine qu’avec de tels niveaux d’accréditation, ils écument les postes de responsabilités au cœur des staffs managériaux des multinationales aux quatre coins de la planète. Ils ne sont pas pour autant perdus pour le pays. Car la magie, les valeurs, l’esprit de Tahar Ben Lakhdhar coulent à jamais dans leurs veines. Un homme au parcours aussi exigeant qu’exemplaire qui se résume en peu de mots dont il fit sa règle de vie : quand on veut on peut et quand on peut on doit. TBL doit tout à l’école et à ses maîtres promus au rang de prophète à force d’humanité et d’engagement. Il milite pour un enseignement aux convictions civiques gravées dans le marbre; à l’écoute des idées, des innovations et des technologies émergentes. Sa façon à lui d’affirmer en toute circonstance sa foi dans l’avenir c’est-à-dire dans « ces jeunes » ainsi qu’il les désigne tout au long de l’interview qu’il nous accorde.
On va commencer par le commencement, par le parcours de Tahar Ben Lakhdhar, des origines jusqu’à ESPRIT.
Jamais, ni là où je suis né, ni ma formation ne me destinait à avoir, aujourd’hui, cette activité. J’étais plutôt formaté, dans mon petit village de Makthar, pour devenir un petit agriculteur, au mieux un bon berger, et de ce fait, il
n’y avait pas de raison pour que j’aille à l’école. Du temps de la colonisation, il n’y avait que l’école franco-arabe qui
n’était pas obligatoire pour les jeunes tunisiens. J’étais, dans le meilleur des cas, prédisposé à intégrer l’école cora-
nique, sauf que la nature m’a doté d’un caractère un peu turbulent. On va dire que j’avais un surplus d’énergie que
j’employais pour chahuter le village, pour se révolter. A dix ans, on me préparait à intégrer l’école coranique, mais le fait que j’étais, quelque part, l’enfant terrible du village pesait beaucoup sur ma famille qui a décidé de me punir en me faisant inscrire, outre à l’école coranique, à l’école franco-arabe.
J’étais, à six heures du matin à l’école coranique, à huit heures, à l’école franco-arabe jusqu’à onze heures. Je revenais par la suite à l’école coranique et l’après-midi, j’étais à l’école franco-arabe. De fait, je me trouvais, à la fin de la journée, épuisé. Ainsi, pensait-on, je n’avais plus le temps de vagabonder dans le village. Donc, et pour revenir à mon parcours, je me suis trouvé à l’âge de 10 ans à l’école. J’avais, à côté de moi, le fils d’un colon qui avait cinq ans et demi. J’étais le plus âgé sauf que, contrairement aux autres, je m’amusais à apprendre des choses qu’en ce temps-là me paraissaient très faciles. Ce sont là mes origines. J’ai commencé dans un petit village où on n’avait ni eau ni électricité. Mon caractère un brin agitateur aurait pu me mener vers un autre chemin. Si j’ai réussi à maintenir la route qui m’a mené là où je suis maintenant, c’est grâce à un enseignant. On dit que « l’enseignant est presque un prophète », moi, j’ai vu ce prophète de mes propres yeux.
Quelqu’un qui a réussi à prendre cette matière brute que j’étais et qui a réussi à la polir. Cet enseignant français a bataillé pour moi comme personne ne l’a fait. Il a tout fait pour que je passe l’examen de sixième année primaire alors que j’avais dépassé l’âge. Il a consacré son temps, son argent pour supplier le CNP à l’époque de m’accorder une dérogation exceptionnelle. Je me souviens qu’on était trente-cinq dans mon village à passer l’examen, quatre seulement ont été admis. Je faisais partie de ces quatre grâce à cet enseignant dont je me rappellerai toute ma vie. Il y a eu ensuite le collège et le lycée. J’étais toujours le plus vieux de la classe et de ce fait, j’étais toujours le meneur. Je jouais le rôle de leader. J’étais celui à qui on confiait l’organisation de toutes les activités, disons interdites à l’internat du Kef, qui regroupait tout le nord-ouest et ce jusqu’à la deuxième année secondaire. Pour les deux dernières années, on nous avait envoyés à Tunis où on nous avait dispatchés entre le lycée Sadiki et le lycée Alaoui où j’ai eu mon baccalauréat.
En ces temps-là, je me voyais un haut gradé, en tout cas dans un métier où on portait les armes. D’ailleurs, le jour des résultats du baccalauréat, c’était à l’avenue 9 avril, j’ai couru vers le ministère de la Défense qui était tout proche pour voir comment je pouvais faire une carrière militaire. Quelque part, l’uniforme me fascinait. Sauf qu’encore une fois, j’ai eu de la chance. Il y avait, ce jour-là, un planton au ministère de la Défense qui m’a sauvé de moi-même. C’est un peu anecdotique, ce planton exigeait, avant de me donner tout renseignement, un extrait de naissance que je n’avais pas sur moi. J’ai dû donc rebrousser chemin et je ne suis plus jamais revenu. C’était en 1960. Avec la conviction que je ne ferai jamais de carrière militaire, je me suis inscrit à la faculté des sciences de Tunis pour devenir physicien. Ce n’était pas la voie que j’avais choisie au début, mais je l’ai poursuivie jusqu’au bout, en faisant un doctorat de physique à Paris. Je suis revenu en Tunisie en 1978 avec le titre de maitre de conférences. J’ai été recruté à l’ENIT en tant que physicien et ensuite, en tant que responsable du collège préparatoire.
C’était le déclic ?
C’est là que j’ai pu constater, contrairement à ce qui se faisait à la faculté des sciences, qu’on avait ingurgité une
science académique sans vraiment savoir quoi faire avec. J’ai vu comment on pouvait transformer cette même
science en une richesse. C’est ce qui m’a frappé et qui m’a fait regretter les dix ans passés à Paris à faire une thèse qui
ne servait à rien. C’était, comme vous le dites, le déclic. C’est à l’ENIT que je suis devenu un vrai défenseur du métier d’ingénieur, alors que je ne l’étais pas de par ma formation. C’est qu’il y avait comme une rivalité entre l’universitaire et l’ingénieur sur l’usage de la science. L’un dit que toutes les sciences sont applicables mais qu’on ne sait pas les appliquer et l’autre répond que la science n’a de valeur que si on la comprend. C’était quelque part la rivalité entre feu Mokhtar Laatiri et M. Mohamed Amara, entre l’ENIT et la faculté des sciences.
Ensuite, il y a eu l’école d’ingénieurs de Nabeul ?
C’était en 1986. On m’avait chargé de monter la première « prépa » en Tunisie, à Nabeul. On avait transféré toutes les « prépas » de l’ENIT avec l’objectif de faire sortir toutes les « prépas» des écoles d’ingénieurs. On voulait faire comme cela se faisait en France, d’abord un cycle préparatoire, puis une spécialisation dans les écoles d’ingé-
nieurs. C’était le modèle qu’on voulait mettre en place, sauf qu’à l’époque, le suivi n’avait pas été fait au niveau du
ministère.
Le modèle s’est concrétisé avec l’arrivée de feu Mohamed Charfi à la tête du ministère en 1989. A l’époque, j’avais
profité de l’occasion pour créer une direction générale de l’enseignement technique. Une direction qui ne dépendait pas de l’enseignement supérieur en ce sens que l’enseignement technique avait un professionnalisme avéré et qu’il fallait qu’il soit dirigé par des ingénieurs. C’est ainsi qu’on avait créé ce qu’on appelle aujourd’hui la DGET.
Le système des « prépas » était alors institué. A la tête des « prépas », il y avait l’IPEST (Institut préparatoire aux
études scientifiques et techniques), qu’on avait pensé avec feu Tijani Chelli, le chef du projet de la génération «
prépa ».
Et c’est M. Mohamed Ali Souissi qui s’était chargé par la suite de la réforme des études d’ingénieur dans le pays.
Auparavant, on exigeait un bac+4 et un bac+6 pour être ingénieur. Par la suite, il fallait être titulaire d’un bac+5, mais après le concours national. Je pense que c’était l’une des plus grandes réformes de feu Mohamed Charfi. Nous étions trois personnes, qu’on appelait les trois mousquetaires, à avoir accompagné cette réforme. Personnellement, j’avais la charge de tout ce qui était formation scientifique et technique. M. Ridha Ferchiou s’était occupé du côté finance et celui qui a chapeauté le tout, c’était M. Sadok Belaîd. Je me souviens que je travaillais le matin à l’école des télécommunications, que je dirigeais à l’époque, et le reste de la journée, je le consacrais à la préparation de la réforme avec feu Mohamed Charfi.
Propos recueillis par Hédi Mechri et Mohamed Ali Ben Rejeb
La suite de l’interview est est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin N° 897 – du 19 juin au 3 juillet 2024