Le secteur du cinéma joue un rôle crucial dans la société en tant que reflet des réalités sociales et vecteur de changement. Ces questions soulignent l’importance du cinéma non seulement comme forme d’art, mais aussi comme instrument de dialogue et de transformation sociale. En encourageant les jeunes à s’impliquer dans ce secteur, nous pouvons favoriser une voix collective qui aspire à un avenir meilleur. Auteure et réalisatrice, Khedija Lemkecher entame sa carrière dans la réalisation de documentaires, de fictions, de publicités et de programmes de télévision. Elle travaille également comme productrice et produit le premier film tourné juste après la révolution tunisienne, Bab El Fella – Le Cinémonde. Ses derniers courts-métrages, La nuit de la lune aveugle et Bolbol, ont été sélectionnés et récompensés dans plusieurs festivals internationaux tels que Cinemed, Diff Dubai, Filmfest Houston et le Festival des cinémas arabes. Elle a accordé une interview exclusive à l’Economiste Maghrébin.
Pourquoi le choix du syndicat indépendant des réalisateurs-producteurs (SIRP) ? Et en quoi consiste-t-il ?
Le choix de créer le Syndicat indépendant des réalisateurs-producteurs (SIRP) s’inspire du modèle belge, où 95% des sociétés de production sont fondées par des réalisateurs-producteurs. Le SIRP vise à défendre les droits de cette élite émergente en Tunisie, notamment les jeunes diplômés qui ouvrent leurs propres boîtes de production, afin de créer une dynamique de soutien et de subvention adaptée à leurs besoins spécifiques.
C’est-à-dire ?
Le statut doit donc être très particulier, et c’est pour cela que nous nous sommes réunis pour en discuter, établir des projets. Nous cherchons uniquement à trouver des financements pour nos films, notamment des projets de courts-métrages. Or, le marché n’existe pas vraiment ; il faut donc vraiment créer. Il y a des projets et des lois sur lesquels nous travaillons depuis 20 ou 30 ans : ce sont toujours les mêmes réclamations et les mêmes demandes des producteurs.
Nous sommes en train de trouver des solutions, surtout après la crise du Covid qui a mis tout le monde à terre, ainsi que depuis la crise économique qui a bouleversé l’ensemble du paysage économique mondial. Imaginez les artistes et les boîtes de production dans cette situation.
Comment voyez-vous les solutions concrètes sur le terrain ? Qu’est-ce qui manque ?
Les demandes de nos aînés, il y a 30 ans, sont toujours d’actualité, car rien n’a vraiment changé, à part la création du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) il y a quelques années. Les demandes restent les mêmes : il faut changer les lois et la fiscalité. Nous savons où trouver l’argent pour les niches également. Des suggestions ont été faites par les producteurs lors de réunions avec chaque ministre et lors de journées de réflexion ; tout est consigné, nous n’avons rien réinventé. Ce qui reste, c’est la volonté politique. Nous avons vu défiler les ministres, mais cela ne suffira pas à changer notre quotidien.
De plus, nous faisons face à de sérieux problèmes sociaux. Beaucoup de réalisateurs n’ont pas de couverture sociale (CNSS) et rencontrent des difficultés pour payer leurs cotisations. Il faut comprendre que les réalisateurs sont les techniciens qui travaillent le moins, car ils ne s’occupent que de leurs films. On pourrait penser qu’ils gagnent beaucoup d’argent, mais quand on dit qu’il faut « 4-5 ans pour préparer un film », on se demande comment ils parviennent à vivre. Comment peut-on vivre ainsi ? C’est pourquoi leur situation est particulière par rapport aux autres techniciens. De nombreux techniciens ont quitté le pays ; la moitié d’entre eux s’expatrient en Arabie saoudite ou d’autres pays du Golfe, ou encore l’Égypte. Mais le réalisateur reste ici ; c’est un auteur et il n’a pas le même statut. Nous n’avons pas encore nos droits de réalisateur sur nos films ; les droits d’auteur ne sont pas encore établis pour les films alors qu’ils devraient l’être.
Jusqu’à présent, ce sont des revendications que nous avons formulées depuis longtemps ; ce n’est pas nouveau. Ce que je veux dire, c’est que nous avons appris à faire des films même avec des portes fermées. Personnellement, j’ai réalisé un film alors que toutes les portes étaient closes. Nous avons appris à faire des films malgré ces obstacles. Parfois, je dis merci aux portes fermées, car lorsque tu veux vraiment accomplir quelque chose, tu y arrives malgré tout. Peut-être que cela prendra plus de temps et peut-être que cela te fatiguera davantage, mais rien ne peut empêcher d’atteindre cet objectif au final. C’est aussi une question de persévérance.
L’équipe qui croit en vous est essentielle, notamment les acteurs et les techniciens. Je n’aurais jamais pu réaliser ce film sans leur soutien. Nous avons appris à travailler en petite équipe avec des moyens limités, mais grâce aux avancées numériques, nous parvenons à créer nos films. Cela revêt une grande importance, ce sont des films indépendants.
Cependant, l’absence de coproducteurs européens et de distributeurs internationaux rend l’accès aux festivals de catégorie A très difficile. Sans un distributeur derrière nous, il est presque impossible d’être remarqué ; il faut souvent quelque chose de solide pour attirer l’attention. Malgré cela, nous restons déterminés à participer aux festivals et à mener nos projets à terme, car c’est également un défi d’arriver au bout d’un film.
Ce qui est positif avec le syndicat des réalisateurs-producteurs, c’est que nous partageons nos expériences et conseils sur nos réalisations respectives. Nous prévoyons également de développer des cycles de formation pour nous entraider sur certaines nouvelles techniques. Cela nous permet de soutenir les jeunes réalisateurs qui font leurs premiers films et qui souhaitent acquérir de nouveaux savoir-faire. Tout cela contribue à créer un cinéma tunisien dans lequel nous pouvons nous reconnaître.
Justement, comment est perçu le cinéma tunisien de nos jours ? Si on faisait un état des lieux à partir de votre expérience professionnelle ?
Le cinéma tunisien est aujourd’hui perçu comme un secteur en pleine évolution, mais qui fait face à de nombreux défis. Je peux parler de mon expérience personnelle à travers mes films, notamment mon dernier court-métrage, Bolbol. Ce film, qui est une comédie méditerranéenne, a rencontré un grand succès international et a été sélectionné parmi les cinq meilleurs courts-métrages de la Méditerranée lors de sa sortie en 2017. Malgré des moyens techniques limités, il a su faire le tour du monde et remporter plusieurs prix.
J’ai remarqué que l’humour que l’on retrouve dans Bolbol résonne également en Italie, car il s’agit d’un cinéma populaire. Mon intention était de rendre hommage à la comédie italienne. Récemment, Bolbol a été projeté à La vieille Chéchette, et j’ai reçu des retours de personnes se demandant pourquoi il n’y a pas encore de long-métrage qui lui succède. Cependant, je pense que chaque projet a son propre rythme et ses propres circonstances.
Dans l’ensemble, le cinéma tunisien contemporain se distingue par sa capacité à aborder des thèmes variés et à s’adapter aux nouvelles technologies. Les jeunes cinéastes explorent des sujets qui touchent à la réalité sociale tout en utilisant des techniques modernes. Cela témoigne d’une volonté de renouvellement et d’innovation dans un paysage cinématographique qui cherche encore à trouver sa place sur la scène internationale.
Est-ce qu’il y aura un Bolbol 2, par exemple ?
Il pourrait y avoir un long-métrage basé sur Bolbol, mais le principal obstacle reste le financement. Bien que Bolbol ait été subventionné par l’État, je n’ai pas reçu d’aide de la Francophonie. Pourquoi cela ? Je ne sais pas. Qu’est-ce qu’ils attendent ? Je n’ai pas eu de réponse précise. Ils ont choisi d’autres courts-métrages, mais en regardant le palmarès, il est clair que ces films n’ont pas suivi le même parcours que Bolbol.
Terminer Bolbol a été un véritable défi. C’est un film de mariage, ce qui signifie des coûts élevés. Chaque tournage ressemble à un mini-mariage et nécessite donc un budget conséquent.
Heureusement, j’ai bénéficié du soutien de personnes formidables, comme Riadh Labben, mon compositeur pour Bolbol. Sa générosité m’a permis de finaliser le film. Malheureusement, il n’est pas possible de compter sur les compositeurs ou les techniciens à chaque fois pour apporter leur aide, même si les comédies rencontrent généralement un bon accueil.
Mais cela ne nous a pas empêchés de réaliser Bolbol, qui est maintenant diffusé dans le monde entier. Cette œuvre a désormais une vie propre ; je ne suis plus derrière elle, c’est Bolbol qui existe indépendamment et qui est présent partout.
Quelle est la perception du film tunisien ?
Je trouve que le cinéma tunisien possède une particularité qui se manifeste partout où il est présenté, car il a l’audace d’aborder des sujets tabous. Il met en lumière des questions essentielles avec une liberté d’expression remarquable. Actuellement, il est le seul cinéma dans le monde arabe à jouir d’une telle liberté de parole. Peu importe le budget dont on dispose, sans cette liberté, il n’y a pas de véritable cinéma.
Le cinéma ne se résume pas à une question d’argent ; il s’agit avant tout de pouvoir s’exprimer librement. J’ai vu des courts-métrages et des documentaires réalisés par des cinéastes tunisiens qui sont vraiment avant-gardistes. Cela se ressent lors des festivals internationaux, où l’on peut constater que des cinéastes tunisiens, avec des budgets très modestes, parviennent à créer des œuvres exceptionnelles. Cela devrait inciter les politiciens à investir davantage dans le cinéma et la culture, tout comme dans le sport, car ces domaines sont porteurs de notre identité.
La culture se propage à une vitesse incroyable et constitue un véritable vecteur de domination mondiale. Pour vraiment influencer le monde, il ne suffit pas de se concentrer sur l’économie ; celle-ci ne peut prospérer qu’après la culture. Il est urgent de changer les choses, surtout face aux flux d’influence qui nous parviennent de tous côtés, dégradant nos valeurs et notre qualité de vie. Nous devons être francs et avancer ensemble.
Êtes-vous d’accord avec l’idée que sans culture, il n’y a pas d’avenir ?
Absolument, je le pense. La culture ne se limite pas à divertir ; elle a un rôle fondamental dans la transformation de notre quotidien et dans l’expression des émotions. Elle est omniprésente, que ce soit dans l’agriculture, la santé ou d’autres domaines. La culture n’est pas seulement synonyme de festivals ; elle fait partie intégrante de notre vie.
Comment le cinéma influence-t-il les perceptions sociétales et les attitudes culturelles ?
C’est une question complexe. Je crois que notre rôle en tant que cinéastes n’est pas de donner des leçons de morale ou d’éduquer, mais plutôt de raconter des histoires authentiques qui touchent les émotions humaines. Lorsqu’une personne s’identifie à quelqu’un confronté à des difficultés, comme un SDF ou une personne malade, sa perception de cette réalité change inévitablement. Nous avons la capacité de mettre en lumière des problèmes ou même d’explorer des histoires d’amour, ce qui peut modifier notre regard sur ces sujets.
Le cinéma permet également aux spectateurs de s’évader vers des réalités qu’ils ne connaissent pas ou qu’ils refusent d’affronter. Par exemple, un film traitant de l’intersexuation, comme celui d’Abdelhamid Bouchnak, peut transporter le public vers des mondes qu’il n’a jamais explorés. Ce qui incite à la réflexion et, même si cela ne conduit pas toujours à une prise de conscience immédiate, laisse une empreinte.
L’essentiel est de susciter des étincelles chez les spectateurs. Ces émotions ne disparaissent pas ; elles finissent par influencer leur vie et leur culture, souvent de manière inconsciente. Nous touchons les gens à travers leurs émotions.
C’est là la force de l’art, qu’il s’agisse de cinéma ou de musique. Par exemple, la musique peut radicalement changer l’humeur d’une personne. Écouter une mélodie peut rendre quelqu’un heureux sans qu’il sache vraiment pourquoi. Même un bébé réagit à la musique ; une couleur peut modifier la perception d’une journée.
Ces expériences ne sont jamais vaines. Les émotions façonnent l’être humain et contribuent à sa construction personnelle. Que ce soit par le biais de livres ou de peinture, c’est ainsi que nous formons des individus qui portent des valeurs, qui voient le monde différemment et qui acceptent autrui.
L’histoire nous enseigne que la culture, même à travers le patrimoine — comme les motifs des Carthaginois sur leurs assiettes — a un impact profond sur notre manière de vivre. Cela influence même notre façon de nous alimenter. En fin de compte, la culture représente ces petites étincelles qui rendent la vie plus vivable et lui donnent une nouvelle perspective.
Quel est le rôle du cinéma dans la promotion de l’engagement civique et social ?
Je ne considère pas cela comme un rôle à proprement parler. Nous ne sommes pas des ONG, et il arrive que certains films soient utilisés à des fins de propagande, parfois sans que les cinéastes en soient conscients. Cependant, nous sommes engagés, souvent sans même le réaliser. Par exemple, un film sur un sujet qui paraît banal peut avoir des implications économiques et sociales significatives. Nous contribuons ainsi à marquer l’histoire.
Lorsque je réalise un film en 2024 sur l’immigration ou sur la boxe, abordant un problème sociétal majeur comme le mur de haine que représente Schengen au milieu de la Méditerranée, je mets en lumière une réalité tragique. Le génocide qui se déroule en Méditerranée depuis des années est un sujet dont personne ne parle vraiment, et il semble que cela n’intéresse pas l’autre côté de la Méditerranée, parce que cela dérange, bien sûr.
Nous avons pour mission de déranger et de dire que les choses ne vont pas bien. Les médias n’évoquent plus ce génocide en Méditerranée ni d’autres problèmes graves. Mais nous, en tant que cinéastes, nous continuerons à aborder ces sujets, tout comme nous parlerons des féminicides, des tortures et d’autres problématiques qui traversent le cinéma en général, pas seulement en Tunisie.
Le mot de la fin.
Je garde toujours un espoir, même si c’est difficile. Je me dis que j’ai des enfants et il y a des jeunes qui n’ont rien demandé qui se trouvent dans des situations dont nous sommes responsables. Je me sens responsable et je dois être là pour avancer afin de donner l’espoir aux jeunes.